« Aire protégée » : l’étiquette environnementale du projet de développement économique de la rivière Péribonka
Depuis quelques mois, le dossier des aires protégées au Québec fait régulièrement la manchette. En cause, le fait qu’à l’automne dernier le gouvernement du Québec a rejeté 83 propositions d’aires protégées au sud de la limite nordique des forêts attribuables.
Pour la petite histoire, le gouvernement québécois, en tant que signataire de la Convention sur la diversité biologique, s’était engagé à protéger 17 % de son territoire terrestre pour 2020. L’objectif a été atteint. Mais pour beaucoup grâce à des territoires au nord de la limite nordique, soit dans des secteurs où la récolte forestière est de facto exclue. Ce qui contrarie « quelque peu » bien des groupes environnementaux.
Pour comble d’insulte, le ministère des Forêts de la Faune et des Parcs (MFFP) annonça cet été son intention de procéder à des coupes dans une aire protégée non retenue le long de la rivière Péribonka. Face à la grogne, le ministère recula… pour cette année (communiqué). Il accepta aussi la création d’une aire protégée.
Succès environnemental, donc?
Difficile de le mesurer au moment d’écrire ces lignes. Tout d’abord, aux dires même du ministre de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, l’aire protégée envisagée « n’est pas forcément celle qui sera concrétisée ». De fait, le projet de coupes a seulement été suspendu pour cette année, le temps que l’aire protégée soit définie. Aussi, et surtout, il convient de se poser des questions sur la valeur environnementale de cette aire protégée qui sera étroitement associée à un projet récréotouristique de dimension internationale.
Protéger le caribou forestier?
Qui dit vrai?
Lorsqu’il est question d’aires protégées et de préservation de la biodiversité dans les forêts boréales du Québec, l’enjeu du caribou forestier n’est jamais bien loin. Ce fut le cas pour l’aire protégée de la rivière Péribonka. Toutefois, était-ce justifié ici?
Tout d’abord, voici des extraits de la campagne de promotion de cette aire protégée qu’il est possible de lire sur les pages, respectivement, de Nature Québec et de la Société pour la nature et les parcs (SNAP).
Depuis plus de 10 ans, citoyen-nes, acteurs de l’industrie récréotouristique et groupes environnementaux défendent un projet d’aire protégée qui permettrait de conserver le couloir visuel de la rivière Péribonka qui se caractérise par des paysages sauvages spectaculaires, des forêts matures exceptionnelles, une biodiversité d’une grande richesse, incluant des espèces vulnérables comme le caribou forestier, et des falaises s’élevant jusqu’à 600 mètres donnant à la rivière l’apparence d’un fjord majestueux.
— Nature Québec [page consultée le 13 octobre 2021]
Et,
Les groupes qui travaillent sur le dossier depuis de nombreuses années exigent maintenant que l’ensemble du territoire couvert par le projet d’aire protégée obtienne un statut de protection stricte et pérenne. Pour cela, la porte doit définitivement être fermée à toute coupe forestière dans le couloir visuel de la rivière Péribonka qui se caractérise par des paysages sauvages spectaculaires, des forêts matures exceptionnelles et une biodiversité d’une grande richesse, incluant des espèces menacées comme le caribou forestier.
— SNAP [page consultée le 13 octobre 2021]
Or, voici les explications données par le MFFP en juin dernier pour justifier le fait que ce ministère n’avait pas appuyé la création de cette aire protégée.
«La proposition d’aire protégée de la Péribonka de 268 km2 ne fait pas l’objet d’un avis favorable du MFFP étant donné les impacts forestiers et économiques importants», a récemment souligné le MFFP par courriel. Le MFFP souligne notamment que «cette proposition a été déposée après que la démarche d’identification d’aires protégées, s’étant échelonnée sur plusieurs années au Saguenay–Lac-Saint-Jean, ait été réalisée» et que «le territoire concerné est localisé à l’extérieur des territoires envisagés pour la stratégie pour les caribous, car le niveau de perturbation du paysage dans lequel il est situé en fait un secteur peu favorable à la protection du caribou [note : un bon habitat pour le caribou forestier doit contenir moins de 35 % de zones perturbées, que ce soit par des coupes ou des perturbations naturelles comme le feu]».
— Revue Opérations forestière, 24 juin 2021
Les deux argumentaires ne peuvent être vrais en même temps.
Supposons ici que ce sont les groupes environnementaux qui ont raison. Est-ce dire pour autant que le projet d’aire protégée contribuera à la protection du caribou forestier? Encore là, rien n’est moins sûr.
Tourisme et caribou forestier ne vont pas de pair
L’aire protégée de la rivière Péribonka exclura l’industrie forestière, mais pas les touristes. De fait, le village de Lamarche, situé le long de cette rivière (carte ci-contre), mise sur l’aire protégée pour promouvoir un projet de développement économique basé sur le tourisme. L’ambition est d’attirer 10 000 touristes par an. C’est très bien, sauf que… le caribou forestier ne supporte pas la présence d’humains.
C’est là une des particularités bien connues du caribou forestier. Il recherche non seulement de très grandes superficies de forêts résineuses matures, de l’ordre de centaines de kilomètres carrés, mais il a aussi besoin d’être « tranquille ». Et la seule présence d’humains peut causer des réactions d’évitement qui lui sont nuisibles.
Une étude québécoise publiée en 2018 a mesuré assez précisément ce niveau de sensibilité dans le parc de la Gaspésie (Lesmerises et coll. 2018. Réponse spatio-temporelle du caribou de montagne à l’intensité du ski hors-piste [traduction]). Cette recherche a démontré qu’une douzaine de skieurs hors-piste journaliers, à moins de 2 kilomètres, étaient suffisants pour déclencher des réactions d’évitement chez le caribou. Des comportements qui peuvent augmenter le risque de prédation en plus de lui faire dépenser de l’énergie en plein hiver. À souligner que ces résultats sont appuyés par de nombreuses autres études.
Le projet d’aire protégée de la rivière Péribonka s’étend sur trois kilomètres de chaque côté de la rivière. Il est raisonnable d’estimer que la présence annuelle de 10 000 visiteurs sur, ou le long de la rivière, devrait créer une « aire de dérangement » pour le caribou. En établissant cette aire à deux kilomètres de chaque côté de la rivière, il ne reste qu’un seul kilomètre pour le caribou. On peut douter que ce soit suffisant pour des objectifs de protection.
Ici, il convient de préciser que les mêmes groupes environnementaux qui appuient le projet d’aire protégée de la rivière Péribonka dans une optique de protection du caribou forestier appuient aussi le projet récréotouristique (Nature Québec, SNAP). Même Richard Desjardins ne semble avoir que des bons mots pour ce projet.
Tourisme et impacts négatifs
Il faut ici mettre en perspective que tout projet touristique dans une aire protégée va avoir des effets nuisibles. C’est là le constat d’un document publié par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) en 2018 et intitulé « Tourisme et gestion des visiteurs dans les aires protégées — Lignes directrices pour la durabilité [traduction] ». À souligner que c’est l’UICN qui a développé les différentes catégories d’aires protégées sur lesquelles se base le gouvernement du Québec.
L’objectif central de ce document est de présenter dix grands principes qui devraient guider les responsables d’aires protégées dans le développement d’un tourisme durable. Un chapitre est consacré aux apports positifs et négatifs du tourisme. Non seulement « Les impacts négatifs sont inévitables (p.22) », mais il est même recommandé d’avoir une évaluation d’impacts environnementaux avant de construire une quelconque infrastructure :
Toutes les activités liées au tourisme peuvent potentiellement avoir des impacts négatifs sur les valeurs de conservation de l’aire protégée, qu’il s’agisse de projets d’infrastructure à grande échelle pour fournir un accès et un hébergement ou d’installations plus modestes comme des campings à petite échelle ou des sentiers pour les visiteurs. Avant toute construction, le gestionnaire doit procéder à une évaluation de l’impact environnemental […] pour analyser et atténuer les impacts probables.
— UICN 2018, p. 22 [Traduction avec DeepL]
Le projet d’aire protégée de la rivière Péribonka n’est pas le seul au Québec dont la vocation est orientée vers le récréatif. Le sous-entendu est qu’il s’agit là d’une activité beaucoup plus respectueuse de la nature et de la biodiversité que la foresterie. Mais est-ce vraiment le cas?
Pensons-y un instant… Quelle stratégie de développement économique a potentiellement le moins d’impacts négatifs sur l’écosystème forestier : une récolte de bois une fois chaque 60 ans (environ), avec la possibilité de faire disparaître les chemins forestiers après coupe, ou la présence de milliers de visiteurs annuellement?
Ajoutons l’enjeu climatique. Les vieilles forêts sont certes de grands réservoirs de CO2, mais ce sont les jeunes forêts en pleine croissance qui sont les plus efficaces pour retirer du CO2 de l’atmosphère. Parlant de cet enjeu…
Sauver la biodiversité pour mieux tuer la planète?
Une des particularités du projet récréotouristique de la rivière Péribonka est qu’il vise spécifiquement la clientèle internationale. Et cela, c’est un sérieux problème environnemental.
Peu de temps avant d’écrire ces lignes, plusieurs marches « pour le climat » furent organisées tant au Québec que de par le monde. Et elles n’étaient que les échos de nombreuses autres marches organisées ces dernières années pour qu’il y ait des actions concrètes pour lutter contre le réchauffement climatique. Éventuellement, il faudrait que ça veuille dire quelque chose de tangible. En particulier, lorsque l’on fait la promotion de projets dits « environnementaux ».
Vous aurez pu noter que le projet d’aire protégée récréotouristique de la rivière Péribonka n’est pas à côté de la porte, même si l’on habite au Québec (carte ci-haut). C’est dire que le touriste international visé par ce projet, en théorie environnemental, devra minimalement parcourir des milliers de kilomètres en avion et plusieurs centaines en auto, probablement alimentée par des énergies fossiles, pour vivre l’expérience de naviguer sur une rivière sans présence de récolte forestière sur les abords. C’est là beaucoup d’émission de CO2 pour vivre une expérience « environnementale ».
Les programmes de compensation d’émissions de CO2? C’est positif. Cependant, s’il y a bien quelque chose qui est ressorti des débats des dernières années concernant le rôle des forêts pour compenser nos émissions de CO2, c’est que ce ne sera pas suffisant et que ça va prendre du temps. À court terme, la meilleure solution pour limiter la hausse des températures liée au réchauffement climatique est de couper dans nos émissions de CO2. C’est simple.
Quant à l’urgence de cet enjeu climatique, pour établir l’évidence, on parle ici du maintien de nos conditions de vie sur notre seule et unique planète. Il vient un temps où il faut prioriser nos enjeux environnementaux. Maintenir la qualité des paysages et l’intégrité écologique le long d’une rivière, c’est bien. Mais si le prix à payer est de nous éloigner de nos objectifs de réduction d’émissions de CO2, ce projet récréotouristique « environnemental » ne devrait pas exister.
Être cohérents
Éventuellement, il faudra que l’on soit collectivement cohérents lorsque vient le temps de prendre en compte l’environnement dans nos projets de développement économique.
Même s’il a l’étiquette « aire protégée », un projet de développement économique reste un projet de développement économique. Et les impacts de ces projets sur l’écosystème forestier et l’environnement en général devraient être analysés comme pour tout autre projet économique (voire plus!). Conséquemment, il ne devrait pas y avoir de passe-droit pour le projet économique de la rivière Péribonka pour lequel les mots « aire protégée » apparaissent comme une simple étiquette environnementale.