L’acceptabilité sociale: définition du concept et aspects reliés au processus de jugement individuel (Partie A)
(La Forêt à Coeur s’ouvre! Dans la première de deux chroniques, Véronique Yelle ing.f. Ph.D. discute du concept d’acceptabilité sociale. Quoique l’auteure est à l’emploi du MRN, cette chronique est faite à titre personnel. Pour en savoir plus sur l’auteure.)
Lorsque de nouveaux projets de développement et d’utilisation des ressources naturelles sont proposés, on en vient inévitablement à parler d’acceptabilité sociale. On n’a qu’à penser à la polémique sur le développement de la filière des gaz de schistes, à l’implantation des silos à granule de bois sur les terrains du port de Québec, au tout nouveau débat concernant l’exploitation du pétrole dans le St-Laurent ou encore à l’arrêt des coupes forestières sur le Mont Kaaikop. Dans le monde forestier, le plus célèbre conflit est sans conteste celui de Clayoquot Sound en Colombie-Britannique dans les années 1990. Lorsque ce type de controverse éclate, on entend parler de ceux qui sont contre, de ceux qui sont pour; et la bataille fait rage dans les médias.
Ces derniers sont d’ailleurs nombreux à parler d’acceptabilité sociale, mais, comme plusieurs articles des derniers mois en font foi, l’acceptabilité sociale est rarement définie, et on déplore le fait que ce soit un concept flou (A. Dubuc, A. Robillard). Certains, comme l’Institut du Nouveau Monde et le Conseil du Patronat, le voient comme un processus visant à « faire passer » un projet (référence), ce que d’autres qualifient d’un exercice de manipulation malhonnête. D’autres encore assurent qu’il s’agit d’une problématique bien québécoise, d’un trait inné anti-développement des Québécois et déplorent le fait qu’il n’y ait pas encore de définition, ni de remède à cette épidémie! Or, l’acceptabilité sociale n’est pas un concept si nouveau et ce n’est certainement pas l’apanage de la société québécoise. Au contraire, on peut voir des problématiques d’acceptabilité sociale des projets de développement des ressources naturelles dans la plupart des pays industrialisés. Elles sont souvent liées aux ressources non renouvelables, mais aussi aux ressources renouvelables comme l’énergie éolienne ou encore la matière ligneuse. Comment expliquer cette montée de l’opposition à l’utilisation de notre environnement?

Protestation anti-coupe à Clayoquot Sound, Colombie—Britannique dans les années 90 (source)
Une définition
Dans le cadre de mon doctorat, je me suis intéressée à l’acceptabilité sociale de l’aménagement forestier écosystémique et j’ai pu constater qu’en ce qui concerne la foresterie, l’acceptabilité sociale a fait l’objet de nombreuses recherches, particulièrement aux États-Unis, mais aussi en Australie, en Finlande et au Canada. Déjà en 1960, Firey, sans nommer l’acceptabilité sociale, disait qu’il fallait trois conditions pour qu’une politique ou un projet soit durable : sa faisabilité économique, sa faisabilité technique et sa faisabilité culturelle. En d’autres mots, puisqu’on vit dans une société démocratique, la réussite à long terme des pratiques et des politiques dépend de leur acceptabilité pour la société.
La définition que j’ai retenue de l’acceptabilité sociale provient de la fusion de quelques définitions que j’ai rencontrées au fil de mes lectures (sources en fin de chronique). Elle est principalement inspirée des travaux de scientifiques de la côte ouest-américaine et, bien qu’elle ait été proposée pour le contexte forestier, elle s’applique à tout projet visant les ressources naturelles:
L’acceptabilité sociale est l’agrégation de jugements individuels portant sur l’acceptation (ou non) d’une pratique ou d’une condition, par lesquels, les individus la comparent avec ses alternatives possibles pour en déterminer la désirabilité. Elle est véhiculée par des groupes politiquement significatifs au sein de la société partageant un même jugement par rapport à cette pratique.
Ce qu’il faut retenir de cette définition, c’est que bien que chaque jugement d’acceptabilité porté sur un projet soit individuel, il faut que ces individus se retrouvent au sein de groupes capables de véhiculer leur opinion dans l’espace public, et qu’ils soient suffisamment nombreux pour obtenir une certaine écoute. C’est pour cela qu’on parle d’agrégation de jugements individuels et pas de sommation… tous les jugements n’ont pas le même poids, cela dépend de comment ils sont entendus par la société.
Donc, le regroupement des individus partageant un même jugement est important, mais plus important encore, pour comprendre l’acceptabilité sociale, il faut comprendre ce qui influence les jugements individuels et comment ils se forment.
La formation du jugement individuel d’acceptabilité
Le modèle Valeurs-Croyances-Attitudes, proposé par Rokeach en 1968 et 1973 et largement repris dans la littérature sur l’acceptabilité sociale, propose qu’un individu possède des valeurs de base (par exemple la justice, l’honnêteté, l’environnement, la famille, l’égalité entre les personnes) très fortement ancrées chez lui et qui déterminent la manière dont il juge de ce qui est bien ou mal, désirable ou pas. Ses valeurs donnent lieu à ses croyances sur divers sujets, c’est-à-dire des jugements sur ce qui est vrai ou faux et qui sont attribuées à un objet ou à une action. En ce qui concerne la forêt et la foresterie, ce sont les croyances d’une personne par rapport à l’environnement, aux forêts et aux pratiques forestières.
À leur tour, les croyances contribuent à générer les attitudes qu’adoptera cette personne par rapport à un objet ou une situation qu’elle juge, c’est-à-dire sa manière de réagir à telles ou telles situation, personne, politique, pratique, etc. Le jugement d’acceptabilité sociale correspond donc à une attitude dans ce modèle. À la suite de son jugement, la personne développe une intention, c’est-à-dire ce qu’elle croit devoir faire suite à sont jugement. Elle peut décider d’entreprendre une action cohérente avec son intention (ou non), on parle alors de conduite. Tout au long du processus de jugement, la personne est soumise aux influences normatives de la société, c’est-à-dire à sa perception des attentes et jugements des autres, personnes ou groupes, qui sont importantes pour elle.
Tous les jugements d’acceptabilité ne donnent pas lieu à des actions. Bien souvent, on peut déduire l’acceptabilité sociale d’un projet par l’absence de réaction du public. C’est la raison pour laquelle, lorsqu’on parle d’acceptabilité sociale, souvent on se retrouve plutôt devant son contraire, la non-acceptabilité sociale d’un projet. En fait, lorsque le jugement d’acceptabilité est favorable, la plupart du temps, les gens n’initieront pas de réactions. Par contre, lors d’un jugement défavorable, deux conduites sont possibles. Soit les gens ne réagissent pas, car l’attitude n’est pas assez forte chez eux ou le soutien de leur groupe n’est pas assez fort, soit une réaction négative sera manifestée dans le but de faire changer le projet, particulièrement lorsqu’il est jugé intolérable (référence). En résumé, le manque d’acceptabilité sociale peut être manifesté à travers des conduites visant un projet donné, ou demeurer non dit… et latent.

Manifestation contre les gaz de schistes au Québec en 2011 (Source)
L’importance des valeurs environnementales
Dans le modèle proposé plus haut, on constate que les valeurs d’une personne sont très importantes dans le processus de jugement menant à l’acceptabilité sociale. Or, les valeurs environnementales sont de plus en plus fortes au sein de la société. En effet, les sociétés occidentales ont connu de profondes modifications dans les dernières décennies. Le confort matériel et le niveau de vie ont augmenté, si bien qu’on peut maintenant se préoccuper de beaucoup d’autres choses en dehors de se loger et se nourrir… En même temps, les connaissances sur les impacts de nos actions sur l’environnement ont aussi évolué et, à travers plusieurs programmes d’information et de sensibilisation, les gens ont acquis une nouvelle vision de leur environnement, plus portée sur les aspects écologiques et le respect d’un certain équilibre avec la nature. Dans la littérature scientifique, ce phénomène est appelé le passage au paradigme biocentrique (ou le new environmental paradigm NEP). Le NEP est caractérisé, par le fait que lorsqu’il est question des ressources naturelles, l’environnement est au centre des préoccupations, par rapport à l’ancien paradigme anthropocentrique, plus concerné par l’utilisation des ressources pour le bien de l’Homme.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’une dichotomie noire ou blanche, mais d’un gradient. Certaines personnes se retrouvent aux extrémités du spectre, alors que la grande majorité se situe plutôt entre les deux. Une chose est certaine par contre, les gens sont de plus en plus nombreux à accorder beaucoup d’importance à l’environnement, et ce phénomène n’est pas propre au Québec (référence). Il a été documenté notamment aux États-Unis et au Canada (références en fin de chronique). Dans le paradigme biocentrique, le développement durable, l’harmonie avec la nature, le scepticisme envers les scientifiques et les procédés technologiques, l’aspect limité des ressources naturelles, les limites à la substitution et l’emphase importante sur la participation du public dans les processus décisionnels sont considérés comme l’expression du bien commun à atteindre.
Facteurs influençant l’acceptabilité sociale
En plus des valeurs propres à un individu par rapport à la forêt, plusieurs autres facteurs sont susceptibles d’influencer le jugement d’acceptabilité sociale en ce qui a trait aux ressources naturelles. Ils sont pour la plupart reliés aux croyances et attentes de cette personne face à la forêt.
Le contexte dans lequel s’insère un projet est aussi crucial, car il fait varier l’importance relative de chacun des autres facteurs. On fait ici référence aux contextes tant spatial, temporel, géographique ou social. Le contexte temporel implique que l’acceptabilité sociale peut changer dans le temps.
Tous les facteurs présentés dans la Figure 1 mériteraient qu’on prenne le temps de les approfondir pour bien en saisir les nuances. Mais les objectifs de la chronique d’aujourd’hui étaient de proposer une définition et de présenter les aspects intervenant dans le processus de jugements d’acceptabilité, de manière individuelle.
Dans la prochaine chronique, j’aborderai les aspects concernant les groupes à prendre en compte dans le contexte forestier québécois. D’ici là, pour ceux qui aimeraient plus de détails sur le concept d’acceptabilité sociale, l’introduction de ma thèse est un peu plus charnue.
Références:
Inspirations pour la définition d’acceptabilité sociale:
– Brunson, 1996. A definition of « social acceptability » in ecosystem management. In: Brunson, Mark W.; Kruger, Linda E.; Tyler, Catherine B.; Schroeder, Susan A. tech. eds. Defining social acceptability in ecosystem management: a workshop proceedings; 1992 June 23-25; Kelson, WA. Gen. Tech. Rep. PNW-GTR-369. Portland, Or: S.S. Department of Agriculture, Forest Service, Pacific Northwest Research Station: 7-16.
– Shindler, Brunson and Stankey. 2002. Social acceptability of forest conditions and management practices: a problem analysis. Gen. Tech. Rep. PNW-GTR-537. Portland, OR: U.S. Department of Agriculture, Forest Service, Pacific Northwest Research Station. 68 p.
– Stankey, and Shindler. 2006. Formation of social acceptability judgments and their implications for management of rare and little-known species, Conservation Biology, vol. 20, no. 1, 28-37.
Concernant l’importance des valeurs environnementales au Canada et aux États-Unis
– Bengston, D.1994. Changing forest values and ecosystem management. Society and Natural resources, vol. 7: 151-533.
– Bengson, D. et al. 2004. Shifting forest value orientation in the United States, 1980-2001: A computer content analysis. Environmental values 13: 373-392.
– McFarlane, B. and P. Boxall, 2000. Factors Influencing Forest Values and Attitudes of Two Stakeholder Groups: The Case of the Foothills Model Forest, Alberta, Canada. Society and Natural Resources, Volume 13,(7) :649-661.