Regards sur l’histoire de l’aménagement forestier au Québec — 1: la surexploitation des forêts
L’aménagement forestier est étroitement lié à l’histoire. À tout le moins, je n’imagine pas un bon aménagement sans une solide connaissance de l’histoire de la forêt sous aménagement. Mes travaux de recherche (je ne travaille pas que sur mon blogue…) se sont de fait attardés ces dernières années aux archives de la Consolidated Paper Corporation Ltd qui fut pendant de nombreuses années le deuxième concessionnaire forestier avec le plus de superficies sous aménagement au Québec. Pour le rappel, les concessions représentaient un mode de tenure par lequel une compagnie forestière, souvent une papetière, était propriétaire de tous les arbres sur un territoire donné. Elles ont toutes été révoquées en 1987.
Il y a trois semaines, le Bureau du Forestier en chef (BFEC) publiait les résultats finaux des calculs des possibilités forestières pour les 71 Unités d’aménagement forestier (UAFs) qui découpent les forêts publiques du Québec. Ces résultats me sont apparus comme une opportunité pour créer des liens avec mes résultats de recherche dans un petit exercice rétrospectif sur la surexploitation des forêts publiques québécoises.
De la surexploitation à l’échelle du Québec
Comme point de départ, je vais utiliser le graphique ci-dessous qui présente la récolte totale dans les forêts publiques du Québec entre 1935 et 2012. J’ai superposé à ces données le plus récent résultat de la possibilité forestière totale nette (qui tient compte de la carie) pour les forêts du Québec et qui est officiellement valable seulement pour la période 2015-2018.
La logique en arrière de ce petit exercice rétrospectif est que cette dernière estimation de la possibilité forestière de l’ensemble des forêts publiques québécoises représente, très certainement, à la fois la meilleure et la plus sévère référence de l’histoire à cette échelle, car:
- Avec la création du BFEC en 2005, il y a eu une révision complète de l’approche du calcul de la possibilité forestière et des outils utilisés afin de répondre aux critiques découlant de la Commission Coulombe de 2004 et son constat de surexploitation des forêts.
- Il n’y a jamais eu autant d’enjeux non liés à la production de bois (biodiversité…) pris en considération et intégrés directement dans le calcul de la possibilité forestière et ces enjeux vont limiter dans le futur les opportunités d’accroître la superficie destinée à la production forestière. Par exemple, entre les périodes 2000-2008 et 2008-2013, la diminution en superficies destinées à la récolte a contribué à hauteur de plus de 3 millions de m3/an à la réduction de la possibilité forestière. Aussi, entre les résultats préliminaires de 2013 et les résultats finaux de 2014, la superficie destinée à la production de bois a été réduite de 13 000 hectares. Rien de majeur sur les plus de 27 millions d’hectares sur lesquels se font l’aménagement des forêts publiques du Québec, mais un symbole fort d’une tendance qu’il est peu probable de voir s’inverser dans le futur.
Si l’on s’attarde donc aux constats de ce petit exercice, on peut tout d’abord noter que, globalement, la récolte n’a dépassé la plus récente possibilité forestière totale qu’à huit reprises dans les (presque) 80 dernières années. Ces cas de surexploitation ont été concentrés dans la décennie 1995-2004.
Quant au bilan en volume entre la « sous-exploitation » et la surexploitation des forêts publiques du Québec, on peut constater que la période 2005-2012 a suffi à elle seule à combler le déficit que l’on avait pu accumuler dans la décennie 1995-2004.
Les plus « versés » dans cette question peuvent ici objecter que cette analyse masque une surexploitation historique locale stimulant l’appétit pour de plus grandes superficies. Mes résultats de recherche permettent d’apporter quelques lumières sur ce point.
De la surexploitation au temps des concessions forestières
Mes recherches se sont spécifiquement concentrées sur les concessions forestières de la Consolidated Paper Corporation Ltd de la Division St-Maurice qui s’étendait de la région de Lanaudière à celle du Lac St-Jean. À la base de mon étude, j’ai retenu 10 concessions forestières totalisant 2,1 millions d’hectares de superficie productive (carte ci-contre illustrant les concessions à la suite de fusions à la fin des années 1960). Les archives de cette compagnie m’ont permis de retrouver, entre autres, la récolte et la possibilité forestière dans ces concessions de leur création au début des années 1930 à leur révocation en 1987. La possibilité forestière était établie sur la base du concept du rendement soutenu, comme dans les aires communes et les UAFs.
Si ce type d’informations a son intérêt en soi, ce n’est que dans leur liaison avec les données plus contemporaines qu’elles prennent, à mon sens, tout leur intérêt. La difficulté majeure ici étant que les limites ont changé entre les concessions, les aires communes et les UAFs. C’est pourquoi j’ai divisé les différentes possibilités forestières par la superficie productive de chaque unité à rendement soutenu pour obtenir une mesure de la possibilité forestière exprimée sous forme de productivité. À préciser que la Consolidated Paper Corporation Ltd était une compagnie papetière et que, conséquemment, je m’en suis ici tenu à la possibilité forestière pour les essences recherchées pour produire du papier (sapins, épinettes, pin gris et mélèzes — SEPM).
Quant au choix des aires communes et des UAFs, j’ai sélectionné celles qui incluaient dans leur aire au moins un tiers d’anciennes concessions forestières (cartes des superpositions, avec les aires communes et les UAFs). Il s’agit là d’une règle du pouce. Pour l’aspect technique, j’ai utilisé les possibilités forestières nettes comme comparatif. Je n’avais pas clairement cette indication dans les archives, mais il y avait plus de raisons d’associer la valeur des concessions à une valeur « nette » que « brute ». Les résultats de cet exercice sont présentés dans la Figure ci-dessous.
On peut noter une tendance à l’accroissement dans la possibilité forestière exprimée sous la forme de productivité entre la période des concessions forestières et le quinquennal 2000-2005. À la suite à ce pic, il y a eu une diminution notable de la possibilité. Ce fut tout d’abord le fait de la Commission Coulombe qui a fortement suggéré une diminution immédiate de 20% de la possibilité; une suggestion qui fut appliquée par voie législative. Dans mon territoire d’étude, les plus récents calculs du BFEC ont en quelque sorte validé cette diminution.
Ce qu’il y a cependant de marquant, c’est que ces deux dernières évaluations des possibilités forestières, qui se veulent très sévères, sont à des niveaux comparables ou supérieurs aux possibilités forestières dans les concessions de la Consolidated Paper Corporation Ltd. Les calculs de la compagnie n’incluaient alors pas de variables non liées la production de bois.
Je ne fais ici référence qu’à un seul concessionnaire forestier, mais lors du débat qui a enclenché la révocation des concessions au début des années 1970, un des arguments du gouvernement pour la révocation était que ce dernier estimait que les concessionnaires ne récoltaient que 65% de la possibilité forestière. Le grand reproche étant alors que cette situation limitait les retombées économiques. Les concessionnaires forestiers durent, en vain, se défendre qu’ils récoltaient 100% de la possibilité forestière. Un débat qui peut paraître surréaliste avec les yeux d’aujourd’hui.
Constats
En conclusion pour ce petit regard historique sur la surexploitation des forêts publiques du Québec, on peut retenir les principaux constats suivants:
- La surexploitation globale des forêts publiques du Québec doit être associée à la décennie 1995-2004.
- Le volume récolté en trop pendant la décennie 1995-2004 a été plus que compensé par la chute de la récolte entre 2005 et 2012.
- Il n’y a aucun indice de surexploitation globale des forêts par les anciens concessionnaires forestiers.
- Le « spectre » d’une surexploitation historique et globale des forêts publiques québécoises n’a pas lieu d’être et, considérant la marge de manœuvre que nous avons et les pertes en main d’œuvre et infrastructures de ces dernières années, il y a peu de risques que ce soit un enjeu dans les prochaines années même si la demande en produits du bois devait beaucoup augmenter.
Dans ma prochaine chronique, j’utiliserai d’autres données historiques de la Consolidated Paper Corporation Ltd pour vous présenter une réflexion sur le rendement durable, le concept qui devrait remplacer le rendement soutenu à partir de 2018 (précédente chronique sur le sujet).
Référence complémentaire:
Ministère des Terres et Forêts du Québec. 1971. Exposé sur la politique forestière: prospective et problématique (tome 1): Prospective et problématique. Gouvernement du Québec. Québec. 279 pages