SAF 2012 — Carnet de voyage nº 5 : l’avènement de la foresterie sociale
Un des moments que j’attendais le plus du congrès était la sortie à la Forêt nationale de Colville. Pourquoi? Car suite à l’invalidation par un tribunal des précédentes Planning rules, c’est à la Forêt de Colville que le Secrétaire à l’Agriculture était venu annoncer que le USDA Forest Service, dont il est le patron politique, allait établir de nouvelles Planning rules basées sur le modèle de cette Forêt nationale plutôt que de continuer la bataille devant les tribunaux (rappel : les Planning rules encadrent la production des plans d’aménagement — chroniques sur le sujet). Quelle est la particularité de ce modèle? Cela fait près de dix ans que des projets d’aménagement forestier ont lieu dans cette Forêt nationale de 4 450 km2 sans qu’il y ait de contestations judiciaires. Un exploit dans le monde de l’aménagement des forêts publiques aux États-Unis! À la base de ce succès, l’avènement d’un nouveau paradigme : la foresterie sociale. Un paradigme que je vous invite à découvrir dans cette chronique un peu plus longue que d’habitude… (Vous êtes avisés!)
La meilleure façon de comprendre ce nouveau paradigme est de se pencher sur l’aménagement dans cette Forêt nationale et particulièrement sur la présence de la Northeast Washington Forestry Coalition. La Coalition est principalement constituée de représentants de l’industrie et de groupes environnementaux et est née de la prise de conscience que la guerre incessante devant les tribunaux ne faisait en fin de compte que des perdants. S’il n’y a pas eu de poursuites judiciaires depuis 10 ans dans cette Forêt nationale, cela est dû au travail de collaboration quotidien entre la Coalition et le USDA Forest Service. Et quand je dis quotidien, c’est vraiment quotidien. La superviseure de la Forêt nationale nous a indiqué qu’elle ne se souvenait pas d’une journée où elle n’a pas parlé au téléphone avec des représentants de la Coalition. Et ce qui se fait dans les bureaux se fait aussi sur le terrain où les rangers, travailleurs sylvicoles, et représentants de la Coalition sont constamment en contact.
Comment bâtir ce niveau de collaboration? Le président sortant de la Coalition, qui a été là depuis les débuts, nous a fait part des deux principales leçons qu’il a retenues. La première est que pour bâtir la confiance entre les parties, il faut d’abord s’attaquer aux projets qui sont des no brainers, soit les projets pour lesquels les parties ont le plus de chances de s’entendre. Deuxième leçon : être patient! Il faut attendre que la confiance soit bien établie et que les différents partenaires aient atteint un « niveau de confort » assez élevé avant de s’attaquer à des projets plus litigieux. En termes pratiques, le « niveau de confort » recherché fait référence à une situation où les parties peuvent se dire leurs quatre vérités (This is bullshit…) sans que quiconque quitte la table. J’ai de fait pu constater de visu que même si des sujets litigieux ont pu être abordés lors de la visite, tout le monde est resté zen!
Le mot « collaboration » fut au coeur de la conférence qu’a donnée M. Tom Tidwell, Chef du USDA Forest Service, dans le cadre du congrès. S’il n’a pas parlé de la Forêt nationale de Colville, il apparaissait clairement que le modèle d’aménagement mis en place dans cette dernière était l’essence de l’approche pour résoudre le problème des poursuites judiciaires qui bloquent de nombreux projets. Et il y a urgence à régler ce problème, car il est estimé qu’environ 30 millions d’hectares de forêt ont besoin de travaux de restauration pour accroître leur résilience au feu et autres pressions extérieures (changements climatiques… — voir aussi Carnet de voyage nº 2). Et bien que la collaboration soit un processus d’aménagement très exigeant, avec des avantages difficilement quantifiables et qui souvent ne se font sentir qu’à long terme, il était clair pour le Chef Tidwell que le jeu en valait la chandelle.
D’un point de vue philosophique, comment définir une approche par collaboration? Le Chef Tidwell a répondu à cette interrogation en mentionnant que cela impliquait non seulement de partager la propriété de la forêt, mais aussi la responsabilité de son aménagement. Revenant à ses débuts comme forest district ranger, il se rappelait qu’à cette époque le fait de discuter avec d’autres intervenants de solutions à un enjeu d’aménagement forestier revenait a un aveu de faiblesse. Le forestier devait être en mesure de résoudre les problèmes tout seul. Une façon de penser qui a maintenant complètement disparu!
Si l’on revient à la Forêt nationale de Colville, voici quelques exemples sur le « comment » se traduit en pratique cette foresterie de collaboration. Les routes sont un enjeu majeur en aménagement forestier (chroniques sur le sujet). Le compromis dans cette Forêt nationale : il n’y a pas de gains nets en routes. C’est-à-dire que pour chaque kilomètre de construit, il y aura un kilomètre de route existante d’abandonné (cela peut prendre plusieurs formes : barrières, reboisement…). Ce compromis a fait en sorte que la construction de routes ne fut pas un enjeu dans les dernières années à la Forêt de Colville.
Aussi, si le fait de commencer à travailler sur des projets considérés comme des no brainers aide à bâtir la confiance entre les parties, cela sert aussi à établir des guidelines (guides d’aménagement). Ces guidelines évoluent au rythme des projets et intègrent les consensus au fur et à mesure qu’ils se bâtissent. À l’intérieur des balises établies par ces guidelines, il est alors possible de travailler sans avoir à renégocier à chaque nouveau projet. Ainsi, la roue n’a pas à être réinventée à chaque fois.
Finalement, il n’y a pas de calcul de rendement soutenu dans cette forêt de 4 450 km2. En théorie, c’est une obligation dans les Planning rules (p.65 du PDF). En pratique, si tout le monde s’entend que ce n’est pas nécessaire, ils peuvent à l’évidence s’en passer! Comment procèdent-ils alors? … par superficie! Et question que tout soit clair, je vous retranscris les précisions que j’ai demandées par courriel aux responsables de cette Forêt nationale; précisions qui faisaient suite à un court entretien que j’avais eu avec la superviseure de la Forêt.
[…] We don’t manage our forest under sustained yield (volume). We manage by multiple use and restoration needs by the acre. We do not assess long term volume allocation to industry. We know about how many acres need to be restored over a 10 year period and about how much volume that would equal so industry has a 10 year estimated projection of what we plan to offer. Industry must depend on a mix of private and public lands to insure long term volumes.
C’est ce que l’on appelle changer de paradigme!
Certains peuvent ici se demander quelle est la place de la science dans cette approche. Et c’est d’ailleurs le cri du coeur (littéralement) qu’a lancé une congressiste lors de la visite alors qu’elle ne voyait plus de place pour la « foresterie scientifique ». Et comme l’ont fait les représentants de la Coalition et du USDA Forest Service avec cette intervenante, je vous rassure : la science est toujours là, c’est la base de la réflexion. Mais contrairement à aujourd’hui, ce n’est pas la fin. À l’exemple des guidelines, les solutions retenues ne sont pas nécessairement ce qu’aurait dicté à 100 % la science.
Avant de parler de « leçons » potentielles pour notre aménagement forestier au Québec, il est bon de faire un petit recul historique… jusqu’au 18e siècle! C’est dans ces années que s’est développée la « foresterie scientifique » en Europe. Par ce terme, on voulait signifier (je résume…) que l’aménagement des forêts était méthodiquement planifié de façon à répondre aux besoins humains sur le long terme, contrairement aux récoltes pour répondre aux besoins du moment qui prévalaient alors. C’était le début « officiel » (il y aurait beaucoup à dire…) de la mise en place de politiques de durabilité des forêts dont le principal outil fut la conception du rendement soutenu, outil qui est toujours à la base de notre calcul de la possibilité forestière (mais en révision!).
Petit bond temporel… Les besoins humains ayant évolué, tout comme nos connaissances des forêts, la durabilité de ces dernières en est venue à s’exprimer de façon de plus en plus complexe (biodiversité, paysages…). On s’est alors naturellement tourné vers la « foresterie scientifique » pour répondre à ces nouveaux enjeux. Cela nous a amenés à développer, entre autres, de nouveaux paradigmes comme l’aménagement écosystémique (au coeur de la loi sur l’aménagement des forêts publiques au Québec) et à complexifier le calcul de la possibilité forestière pour incorporer tous les enjeux (ou presque…). Des outils qui misent pour l’essentiel sur la science.
Dans un paradigme de foresterie sociale, l’approche serait différente. Si je m’attarde au calcul de la possibilité forestière, actuellement il n’y a au Québec que quelques personnes qui ont « la science » du calcul de la possibilité et tout le monde attend… de s’incliner devant les résultats. Cela ne serait pas acceptable dans une approche de foresterie sociale. Il faudrait que tous les intervenants impliqués dans l’aménagement d’une forêt puissent comprendre et valider le « pourquoi du comment » à toutes les étapes avant de s’entendre sur l’aménagement de ladite forêt; quitte à laisser tomber l’idée même de calculer une valeur de rendement soutenu! Dans cette approche, tous les intervenants sont égaux. Il n’y a pas ceux qui ont La Connaissance et ceux qui ne l’ont pas.
Au Québec, malgré les apports sociaux de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier par le biais des Tables de gestion intégrée, notre mode de fonctionnement reste centré sur la foresterie scientifique. Comme si c’était seulement par elle que notre foresterie sera sauvée. Le modèle de la Forêt nationale de Colville, qui est en cours depuis 10 ans et qui est aujourd’hui au coeur de la politique d’aménagement des Forêts nationales américaines, montre qu’il y a une autre voie.
Référence :
Un article scientifique qui s’arrime très bien avec la « place » du rendement soutenu dans l’aménagement de la Forêt nationale de Colville :
Luckert, M., et T. Williamson. 2005. Should sustained yield be part of sustainable forest management? Can J Forest Res 35(2) : 356-364. doi:10.1139/X04-172
Avec ce Carnet de voyage se complète ma série liée à ma participation au congrès de la Society of American Foresters qui s’est tenue à Spokane (Washington) à la fin octobre. Il y aurait eu encore beaucoup de petites choses à dire. Ne soyez donc pas surpris si des « inédits » du congrès devaient apparaître dans de futures chroniques. Finalement, petit rappel : le congrès 2013 aura lieu à Charleston (Caroline du Sud). À mettre à votre agenda!