Du réel comme base d’une culture d’aménagistes forestiers
Au fil des années, mon intérêt pour l’histoire forestière m’a amené à « récolter » des livres et autres documents historiques qui auraient peut-être autrement pris la voie du recyclage. Un des documents sur lequel j’ai récemment mis la main est le compte-rendu d’un symposium sur « Le calcul de la possibilité en aménagement forestier » qui s’était tenu dans le cadre de la Semaine des sciences forestières (Université Laval) de 1969; symposium qui réunissait un grand nombre des « têtes pensantes » du monde forestier québécois de l’époque. Sous une forme qui ressemble beaucoup à celle d’un verbatim, ce compte-rendu de 119 pages nous permet de bien suivre la dynamique des débats qui ont animé le symposium.
Un grand constat: les 46 années qui se sont écoulées depuis ce symposium n’ont pas réglé tous les enjeux alors abordés! Il y était, entre autres, question du rôle du rendement soutenu qui est toujours aujourd’hui l’objet de grandes réflexions par le Bureau du Forestier en chef… Ce n’est cependant pas de cet enjeu que je vais vous entretenir aujourd’hui. Je vais plutôt m’attarder au débat qui eut lieu concernant la justesse de calculer la possibilité forestière sur la base de la forêt « réelle » ou la forêt du futur. Un débat aujourd’hui oublié, mais qui est à la source de l’enjeu sur la surexploitation de nos forêts et qui a, entre autres motivations, stimulé la production de L’Erreur boréale. Pour cette raison, c’est un débat qui mériterait d’être réactualisé.
Le cœur de cette chronique sera essentiellement composé de citations que j’ai conservées dans leur pleine longueur pour rendre le plus possible justice à ceux qui ont émis ces opinions et qui ont aujourd’hui tous disparu.
Mise en contexte. La première intervention est de M. Lucien Morais, alors Chef forestier de la compagnie Price. Il intervenait suite à une présentation de M. Léopold Anctil, responsable des plans d’aménagement pour la Consolidated-Bathurst, mais qui se voulait dans ce symposium « le représentant de l’industrie en général ». Le titre de sa présentation: « Implications et calculs des possibilités chez un concessionnaire forestier ». Il présenta en particulier la méthode « aire-volume » utilisée dans leurs calculs de la possibilité forestière; formule que j’ai déjà présentée dans une précédente chronique et qui s’exprime ainsi:
À souligner que cette formule était celle préconisée par le Service de l’Aménagement forestier du ministère des Terres et Forêts.
Donc, l’intervention de M. Morais:
[…] Ce que je veux souligner, c’est ceci: vous prenez des peuplements qui sont actuellement passés maturité, qui influencent grandement la moyenne surtout si les forêts de la province sont anormales et qu’il y a surabondance de peuplements surannés, vous prenez la moyenne de ces peuplements-là et vous faites la prédiction que dans l’avenir ce sera le volume à exploiter alors que vos peuplements seront formés probablement d’essences à croissance plus rapide et auront fort probablement un rendement de beaucoup supérieur à celui de vos peuplements surannés que vous avez présentement. Ce que je veux souligner, c’est que cette méthode-là, dans mon esprit, semble complètement ignorer la croissance et le rendement des peuplements de seconde venue, et je crois que c’est là-dessus que la possibilité devrait être calculée, sur ce qui s’en vient et non le passé. Si, par exemple, je reprenais tous les peuplements de 50 ans et que je les fertilisais en vue d’en doubler la croissance, votre méthode ne donnerait aucun changement dans le volume de la possibilité, et je crois que ce serait une injustice pour celui qui irait faire la dépense qui a doublé la croissance de ces jeunes peuplements. (pp. 52-53)
La réponse de M. Anctil:
Disons que le calcul de la possibilité forestière doit être basé sur quelque chose de réel; on se base sur le stock actuel et non pas sur le stock qu’on va avoir dans 30 ans. C’est basé sur quelque chose d’actuel; à ce moment-là, si on est capable de prouver qu’on va pouvoir doubler les peuplements de 50 ans, au point de vue rendement, c’est évident que ça va entrer en ligne de compte. Mais jusqu’à quel point êtes-vous capable de me dire que vos peuplements de 50 ans qui actuellement ont tel rendement auront doublé dans 30 ans? Si vous faites de la fertilisation, ça peut arriver, mais je pense qu’il faut se baser sur le stock actuel pour calculer la possibilité, à mon point de vue. (p. 53)
Un peu plus tard dans la journée, lors d’une « séance de discussion », M. Paul-Émile Vézina, professeur à la Faculté de Foresterie et de Géodésie de l’Université Laval, revint sur le débat entre messieurs Morais et Anctil en ces termes (note: l’intervention de M. Vézina aborda bien d’autres sujets):
[…] Alors je pense bien que c’est un non-sens de penser que pour déterminer la possibilité, on doive se baser sur quelque chose de réel. Je ne vois pas que ce soit tellement plus réel le stock qu’on possède aujourd’hui que les prédictions qu’on peut faire; ça fait quand même assez longtemps qu’on fait de l’aménagement et de la sylviculture au Québec. Puis les prédictions ne sont peut-être pas aussi bonnes que celles que l’on fera dans 10 ans parce qu’on va en connaître davantage dans ce temps-là. Mais même aujourd’hui, se baser sur le stock actuel, est-ce bien se baser sur quelque chose de réel? Or, je ne vois pas très bien, monsieur Anctil, de dire que c’est quelque chose de réel le stock actuel sur lequel on devrait se baser pour déterminer la possibilité; à mon avis c’est une notion floue, c’est une notion qui est constamment changeante, qui change à chaque année. Alors c’est peut-être quelque chose de concret, mais c’est quelque chose de changeant et certainement quelque chose de vague. (pp. 76-77)
(…)
[…] Or, je pense qu’on en revient à ce que M. Lucien Morais soulevait ce matin, quand il disait que ce n’était pas intéressant pour une compagnie de faire de la sylviculture parce que dans la formule du calcul de la possibilité forestière on ne tient pas compte justement de ces améliorations. Je me demande pourquoi au Québec on n’en tient pas compte alors qu’ailleurs on le fait. Je pourrais donner l’exemple de la Colombie-Britannique où, si on fait des améliorations qui vont augmenter le capital dans x années, alors la possibilité est augmentée aujourd’hui. Ils ont droit de l’augmenter tandis qu’au Québec on en a pas le droit. (pp. 82-83)
M. Roland Royer, chef forestier de la Consolidated-Bathurst répondit un peu plus tard à M. Vézina:
J’aimerais faire quelques remarques qui vont faire suite à celles du Dr Vézina en début de l’après-midi. Il a parlé avec beaucoup d’optimisme et peut-être un peu d’un côté théorique et nous, les aménagistes à l’emploi des compagnies, on est obligé d’avoir les pieds sur terre. Maintenant, je me souviendrai toujours, j’ai été élevé un peu par l’ancien chef forestier de Consolidated, M. Bubie qui était, jusqu’à 1930, à l’emploi de la Wayagamac Pulp & Paper. La Wayagamac détenait des conditions [note: limites] forestières qui étaient une partie des conditions forestières détenues aujourd’hui par Consolidated-Bathurst. Le chef forestier de la compagnie avait fait l’inventaire de toutes les concessions de la Wayagamac; il était supposé les connaître très bien [et] il s’était risqué à faire des prédictions pour l’avenir. Il avait essayé de prévoir quel serait le rendement dans 40 ans. Vers 1955, M. Bubie disait: 40 ans ont passé et on s’aperçoit que ses prévisions ont été deux fois trop optimistes. C’est simplement pour dire que c’est beau d’être optimiste, mais d’un autre côté, il faut également tenir compte des réalités. (pp. 96-97)
Les « réalités » finirent cependant par changer…
Certainement stimulée par le développement de l’informatique, la philosophie entourant le calcul des possibilités forestières évolua vers les positions alors défendues par messieurs Morais et Vézina. Dans la foulée de la Loi sur les Forêts de 1986 qui abolissait les concessions forestières, même si la possibilité des essences résineuses des forêts publiques était alors estimée à 18 millions de m3/an, elle fut relevée à 26 millions de m3/an sur la justification que les travaux sylvicoles qui seraient entrepris augmenteraient nécessairement la possibilité (article Forestry chronicle — abonnement requis); une prédiction logique, mais qui s’avéra trop optimiste…
Aujourd’hui, et suite à la Commission Coulombe, beaucoup de choses ont changé dans le calcul des possibilités forestières. Un point fondamental demeure cependant: la forêt du futur, une forêt imaginaire, reste essentiellement la référence. La notion de forêt « réelle » telle qu’exprimée par messieurs Anctil et Royer n’est plus du tout dans les discours. Il faut dire qu’aujourd’hui le calcul des possibilités forestières prend en compte de très nombreuses variables et l’on ne calcule plus « seulement » une mesure de bois récoltable pour l’éternité; on élabore une grande stratégie d’intervention.
J’ai déjà fait part de mes « quelques » doutes sur la justesse de cette approche; je ne reviendrai pas là-dessus ici. Mes réflexions se tournent plutôt vers une précédente chronique et particulièrement des citations exprimant la culture d’aménagement de forestiers allemands issus de très longues lignées (600 — 800 ans!). Je n’en reprends seulement qu’une ici:
Je ne suis qu’un maillon d’une longue chaîne
Nous avons déjà eu cette culture-là d’aménagiste forestier au Québec et, malgré la perception populaire, elle était très bien implantée chez les concessionnaires forestiers! Mais quand un maillon décide de grossir artificiellement ses avoirs, c’est toute la suite de la chaîne qui risque d’en souffrir. Pour retrouver cette culture il faudra peut-être arrêter de rêver notre forêt et la vivre dans sa réalité.
Pour les intéressée-es à lire le compte-rendu-verbatim de ce passionnant symposium:
Bibliothèque Bonenfant (Université Laval): SD 551 S471 1969
(note: je n’ai pas vérifié dans d’autres bibliothèques)
Chronique pour en savoir plus sur la surexploitation historique des forêts québécoises et l’aménagement forestier à la « Consol » (elle eut plusieurs noms au fil du temps)