De la mémoire forestière
Pour la chronique d’aujourd’hui, je souhaite vous présenter un compte-rendu d’un voyage forestier en Allemagne publié dans le Forestry Source (le journal de la Society of American Foresters — SAF) d’octobre 2014 et intitulé Life, Love and Forestry: Travels in Germany as a tribute to Carl Alwin Schenck (auteur: Chris Bolgiano). Gracieuseté de M. Steve Wilent (merci!), rédacteur en chef de la revue, vous pouvez télécharger la version pdf de ce numéro du Forestry Source ou le consulter en ligne. Le compte-rendu commence à la première page.
Comme le titre l’indique, le point de départ de ce voyage en Allemagne, parrainé par la SAF, se voulait un hommage au Dr Carl Alwin Schenck, une figure très importante de la foresterie nord-américaine. C’est ce forestier allemand qui a ouvert en 1898, en Caroline du Nord, la première école de foresterie aux États-Unis, soit la Biltmore forest school. Cette dernière était installée à même l’immense domaine (Biltmore estate) d’un riche homme d’affaires (M. Vanderbilt). M. Schenck était responsable de l’aménagement des forêts de ce domaine sur lequel il appliqua les principes encadrant l’aménagement forestier scientifique (ce que l’on fait aujourd’hui). Il est reconnu comme le premier à avoir appliqué ces principes à grande échelle aux États-Unis.
Le « domaine Biltmore » est aujourd’hui intégré en bonne partie à la Forêt nationale Pisgah et l’école, qui a existé de 1898 à 1909 est classée « site historique » (The Cradle of Forestry). La fermeture de l’école a été causée par le départ de M. Schenck suite à un conflit avec M. Vanderbilt. Malgré le fait qu’il ait dû quitter le domaine Biltmore, il continua à faire vivre son école jusqu’en 1913 en différents lieux, dont en Allemagne. Son école a formé 400 étudiants aux principes de l’aménagement forestier scientifique. Il est décédé en 1955 en Allemagne.
Si de retracer l’histoire de M. Schenck représenta la motivation première de ce voyage, le compte-rendu ne s’en est pas tenu à ce seul aspect. Il nous fait aussi découvrir les forêts allemandes et, surtout, une part de sa culture forestière dont je vous présente ce qui m’est apparu comme les principaux points.
Les forêts allemandes occupent près d’un tiers du pays avec 11 millions d’hectares (Québec: 27 millions d’hectares de forêts publiques sous aménagement). La majorité de cette superficie (56%) est de tenure publique et la balance dans les mains de propriétaires privés. À noter que les compagnies forestières ne possèdent pas de forêts; ce qui n’empêchait pas l’Allemagne d’être le deuxième exportateur de pâtes et papier au monde en 2013 (devant le Canada et juste en arrière des États-Unis — Source).
Les forêts sont majoritairement (60%) résineuses et on peut, entre autres, y retrouver des séquoias géants et des sapins Douglas. Cet exotisme vient du 19e siècle alors qu’il était « tendance » chez les nobles allemands de développer des forêts avec des arbres venant des quatre coins du monde. De fait, sur la première page de l’article, une photo montre le mesurage d’un séquoia avec un diamètre de 1,5 mètre (60,2 pouces). Cet exotisme semble bien intégré dans l’aménagement forestier allemand alors que le sapin Douglas, en particulier, réagit bien aux conditions météorologiques induites par les changements climatiques. L’intégration de ces essences exotiques dans l’aménagement forestier est cependant controversée.
Tout comme au Québec, l’aménagement forestier en Allemagne doit gérer les dommages créés à la régénération par les cerfs. Aussi, comme à Anticosti, l’installation de clôtures est souvent nécessaire pour protéger la régénération. Anecdote intéressante, s’il y a en Allemagne un adage qui veut que Where the wolf hunts, forest grows, il n’y a cependant plus de loups (en « Allemagne de l’Ouest » à tout le moins).
Les visites chez deux propriétaires forestiers se sont toutefois démarquées, de mon point de vue, comme le point central de ce compte-rendu de voyage. La première visite fut chez le Comte von Erbach-Fürstenau qui est l’actuel légataire d’un domaine forestier familial sur lequel l’aménagement a commencé… au 13e siècle! J’ai particulièrement retenu deux phrases de l’entrevue avec ce forestier:
I’m just a link in a long chain
It’s my duty to make a good forest
Le deuxième cas est celui du Comte Nesselrode qui est légataire d’un patrimoine forestier familial de 3000 hectares qui est aménagé depuis le 15e siècle (1404). J’ai ici aussi retenu deux phrases de l’entrevue concernant spécifiquement la présence de chênes de 250 ans dans la forêt familiale:
It’s tempting to cut the oaks before 250 years
(ils ont cependant moins de valeur)I’ll make sure my son and grandson have some too
Certes, les exemples donnés par ce compte-rendu de voyage en Allemagne sont des cas « extrêmes » en forêt privée (ce ne sont certainement pas la majorité des propriétaires forestiers allemands qui sont légataires d’un domaine forestier familial datant de 600-800 ans!). ll y a cependant là une grande leçon d’aménagement forestier qui mériterait d’être appliquée tant en forêt privée qu’en forêt publique et qui fut bien résumée par une participante à ce voyage:
I’m very impressed with the value of long-term planning
En comparaison il est bon ici de faire un petit récapitulatif historique de l’évolution des limites des territoires d’aménagement forestier au Québec dans les trente dernières années. Avec la Loi sur les Forêts entrée en vigueur en 1987, les territoires d’aménagement forestier issus des anciens modes de tenures (concessions forestières et forêts domaniales, principalement) ont été redessinés sous forme de 114 « aires communes » (Figure ci-dessous). En 2008, nouvelle transformation: les aires communes sont redessinées sous la forme des actuelles 71 UAFs (Unités d’aménagement forestier). Finalement, les limites de grosso modo la moitié de ces UAFs seront potentiellement redessinées pour 2018 en même temps que l’entrée en vigueur des plus récents calculs des possibilités forestières.
Ce projet de modification des limites de certaines UAFs dévoilé en début d’année, qui semble être passé sous les radars, réduirait de 71 à 55 le nombre d’UAFs (Figures ci-dessous). Les changements toucheraient 9 des 17 régions du Québec et celle où la différence serait clairement la plus spectaculaire est la région du Saguenay-Lac St-Jean qui ne compterait plus que deux UAFs comparativement à sept aujourd’hui. Comme on peut le visualiser ci-dessous, il y aurait création d’une « méga » UAF qui ferait passer la superficie « moyenne » des deux UAFs de cette région de 9 680 km2 à 33 890 km2 (note: 1 km2 = 100 hectares). Plusieurs justificatifs soutiennent cette nouvelle réforme des limites d’unités d’aménagement forestier, mais la première me semble bien résumer le tout: « simplification administrative et réduction des coûts de gestion ».
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Or, comme nous avons le réflexe de poser un regard « neuf » sur chaque nouvelle limite d’unité d’aménagement forestier, ces reconfigurations régulières ont pour effet de briser les liens entre les objectifs d’aménagement associés à d’anciennes limites et les résultats obtenus dans de toutes nouvelles. Ce faisant, on fait l’inverse de ce qui serait nécessaire pour promouvoir les mérites de la planification et du suivi à long terme dans l’aménagement forestier tels qu’ils ont été mis en évidence dans ce voyage en Allemagne. La grande question ici: comment bien aménager une forêt sans mémoire?
L’ensemble de ce compte-rendu de voyage est très intéressant. Je ne me suis ici attardé qu’aux éléments que j’ai jugés les plus « frappants ». Je vous invite donc fortement à le lire au complet!
En passant, les consultations sur la transformation des limites des UAFs se poursuivent jusqu’au 3 avril 2015.
Pour en savoir plus sur M. Schenck:
Dictionnaire biographique de la Caroline du Nord
À propos du Prix Carl Alwin Schenck remis par la Society of American Foresters
Concernant un documentaire sur M. Schenk de la part de la Forest History Society