Chouette tachetée et rareté de jeunes forêts : ou la vie un peu folle d’un aménagiste en forêt publique
J’ai déjà abordé le cas de l’enjeu de l’habitat de la chouette tachetée à deux reprises, un enjeu associé au maintien des vieilles forêts. Paradoxe des paradoxes, dans le territoire de l’ouest américain couvert par le Northwest Forest Plan (NWFP; 100 000 km2 − 24,5 millions d’acres), qui définit les règles d’aménagement pour les forêts fédérales dans lesquelles se retrouve la chouette tachetée, il s’avère qu’il y a aussi un problème de forêts… jeunes! Ici, on fait référence au stade de développement entre la régénération immédiatement après coupe et le moment où le couvert se ferme. Au Québec, ce stade est communément appelé «St-Michel». Trois projets-pilotes de restauration de l’écosystème ont été développés par messieurs Jerry F. Franklin et K. Norman Johnson, respectivement professeurs à l’University of Washington (School of Forest Resources) et l’Oregon State University (College of Forestry). L’implication de ces deux chercheurs s’avère en fait un clin d’oeil à l’histoire, car vingt ans plus tôt ils avaient contribué à l’établissement du NWFP!
En quoi les milieux jeunes représentent-t-ils un enjeu d’aménagement forestier? Il s’avère que les forêts jeunes sont des milieux très riches et diversifiés en espèces animales et végétales distinctes des vieilles forêts. Certaines espèces animales ont besoin de ces milieux (exemple au Québec : le lièvre). Or, depuis l’adoption du NWFP en 1994, les coupes dans le territoire de la chouette tachetée ont essentiellement consisté en des éclaircies de façon à accroître la complexité des vieilles forêts. L’aménagement a complètement délaissé les coupes de régénération et, conséquemment, la production de forêts jeunes. Et si les forêts privées adjacentes aux forêts fédérales créent de jeunes forêts, ces dernières sont aménagées très intensivement avec pour résultat qu’il ne reste que peu de diversité au stade jeune et qu’elles ne sont pas adaptées aux espèces « spécialistes » de ces milieux.
Messieurs Franklin et Johnson ont basé leur approche sur deux grandes stratégies, selon une classification du territoire qui subdivise l’écosystème forestier en forêt humide (moist) ou sèche (dry). Les forêts humides sont associées à une dynamique naturelle de feux peu fréquents, mais sévères alors que la dynamique naturelle des forêts sèches est liée à des perturbations plus « légères » (feux de faible ou moyenne intensités, épidémies d’insectes localisées).
Cette différence dans la dynamique naturelle de ces deux écosystèmes amène des enjeux de restauration très contrastés dans un contexte de contrôle des feux. Dans les forêts sèches, la présence de feux de faible intensité et d’épidémies localisées avait pour effet d’éclaircir le peuplement ainsi que favoriser la régénération et la croissance d’arbres résistants aux feux (au Québec, le pin blanc est un exemple d’essence capable de résister à des feux). Une dynamique naturelle qui s’est perdue avec le contrôle des feux. Dans les forêts humides, ce qui manque ce sont des grandes ouvertures associées à des feux sévères.
Dans la logique des enjeux de restauration, pour les forêts humides il est proposé des coupes à blanc de l’ordre de 30 hectares (70 acres) ou moins, coupes accompagnées de 30 % de rétention variable agglomérée. Point important, les interventions ne touchent pas aux habitats critiques pour la chouette. En fait, elles vont se dérouler dans des forêts entre 50 ans et 120 ans alors que les habitats critiques pour la chouette tachetée ont plus de 120 ans.
Le principe de la rétention variable consiste à conserver des arbres isolés ou des îlots de forêts à l’intérieur d’une coupe. L’objectif ici étant de se rapprocher des effets d’une perturbation naturelle qui laissent ce type d’attributs (les feux, même les plus intenses, ne brûlent pas tout).
La logique de faire de « grandes » trouées dans les forêts humides est aussi de créer des habitats pour des espèces animales qui ne sont pas des spécialistes des bordures. L’interaction entre deux milieux (ex. : forêt mature et jeune forêt) crée des conditions d’habitat particulières, très diversifiées et très recherchées par certaines espèces (ex. : lièvre) alors que d’autres (ex. : chouette tachetée) sont plus qualifiées d’espèces de forêt « profonde », préférant l’habitat loin des bordures. C’est ce dernier type d’espèce animale que messieurs Franklin et Johnson visent à favoriser sur le long terme.
La stratégie dans les forêts sèches consiste quant à elle en des éclaircies avec taux variables. Des secteurs ne seront pas touchés par les interventions sylvicoles alors d’autres seront ouverts par le biais de trouées pouvant atteindre 0,8 hectare (2 acres). Aussi, la stratégie vise la préservation de tous les arbres de 150 ans et plus.
Ce ne sont là que les grandes lignes des deux stratégies, je vous invite à lire le document de référence en lien plus bas pour tous les détails.
S’il est ici question de projets-pilotes dans des secteurs désignés comme non-critiques pour la chouette tachetée, l’intention avouée de messieurs Franklin et Johnson est que leur approche puisse être applicable dans l’habitat critique de la chouette. Plus fondamentalement, ils souhaitent que le débat sur l’aménagement du territoire couvert par le NWFP sorte de la dichotomie noir-blanc (coupe vs préservation) pour une approche en « teintes de gris ».
On ne peut toutefois pas dire, selon les propres aveux de messieurs Franklin et Johnson, que leur proposition a été accueillie avec enthousiasme. D’un côté, plusieurs groupes environnementaux opposent par principe une fin de non-recevoir pour tout projet pouvant comporter quelque chose se rapprochant d’une coupe à blanc, ce qui est le cas dans les deux stratégies d’aménagement proposées. D’un autre côté, les industriels forestiers considèrent l’approche comme offrant trop peu de contrepartie économique.
Au-delà de ces deux grands groupes d’intérêt, le défi de l’acceptabilité sociale auprès du grand public est au coeur de la réflexion de messieurs Franklin et Johnson. Ils ont d’ailleurs inscrit la citation « For any policy to be sustainable, it must be socially acceptable » en première page du document qu’ils ont produit pour définir les trois projets pilotes. C’est dans cette logique qu’ils ont proposé qu’un suivi de ces trois projets se fasse par le biais d’un comité indépendant.
Les principes de rétention variable appliqués dans ces projets-pilotes ne sont pas des « nouveaux » principes. M. Franklin les avait déjà exposés au début des années 1990. Selon une entrevue donnée récemment par M. Franklin, il apparaît toutefois que, selon l’adage que personne n’est prophète en son pays, ses propositions n’avaient pas été retenues aux États-Unis. Elles avaient plutôt été mises en application… au Canada! Plus particulièrement, le Québec a fait, et continue de faire, beaucoup de travaux en ce sens. Dans les peuplements d’épinette noire de la forêt boréale, à l’exception du territoire de la Paix des Braves sous aménagement spécial, il est visé depuis 2008 de préserver en rétention variable 20 % des superficies de coupe (ce 20 % doit être composé d’arbres marchands). Cette tendance est amenée à s’accroître ou à tout le moins se raffiner dans le temps. Le raffinement étant ici d’augmenter la variabilité dans la façon d’appliquer la rétention variable.
Il est prévu que les projets pilotes soient mis en place dans les 18 prochains mois. Et à l’évidence, considérant le fait que le Secrétaire de l’Intérieur des États-Unis (M. Ken Salazar) se soit directement associé à ces projets, beaucoup d’espoirs y sont associés. Espoirs de pouvoir faire une foresterie socialement acceptable dans un contexte de préservation d’une espèce animale (chouette tachetée) qui a besoin d’une grande superficie continue de vieilles forêts tout en préservant la dynamique de l’écosystème qui implique d’avoir de jeunes forêts. Et tout cela, en générant des retombées économiques pour les communautés locales. Défi énorme, un peu fou… mais c’est ça aussi l’aménagement forestier en forêt publique!
Sources :
Franklin & Johnson. 2010. Applying Restoration Principles on the BLM O&C Forest in Southwest Oregon
Johnson & Franklin. 2009. Restoration of Federal Forests in the Pacific Northwest : strategies and Management implications {Document de référence pour celui de 2010}
Article dans le Forestry Source (nov. 2011)
Page d’accueil des projets-pilotes
M. Jean-Pierre Jetté, ing.f. Direction de l’aménagement et de l’environnement forestiers, Ministère des Ressources naturelles et de la Faune du Québec
Photos :
Forêt nationale Willamette (Angelica Hernandez)
Feu en Oregon (publiée sous domaine public)