Chantier sur les améliorations à apporter au régime forestier: de retour au b.a.-ba dans l’aménagement des forêts publiques
Le 16 octobre dernier le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec (MFFP) rendait publics trois rapports concernant l’aménagement des forêts québécoises. Trois rapports qui pourraient avoir une influence importante sur leur aménagement, mais qui n’ont absolument pas été mis en valeur malgré leur intérêt (chronique). Pour compenser cette sous-visibilité, je vais dédier une chronique à chacun des rapports; pour aujourd’hui, celui du Chantier sur les améliorations à apporter à la mise en œuvre du régime forestier.
Un siècle. C’est approximativement la période depuis laquelle on aménage les forêts publiques au Québec avec pour principale industrie celle des pâtes et papiers et ses énormes besoins en bois. De cette histoire est née une professionnalisation du métier de forestier et un savoir-faire en matière d’aménagement forestier… enfin, c’est la théorie. En pratique, le grand constat du Chantier sur les améliorations à apporter à la mise en œuvre du régime forestier piloté par madame Paule Têtu, une ancienne sous-ministre aux Forêts, est que pour ce qui est de l’aménagement des forêts publiques, nous sommes collectivement encore à la phase des couches.
Basé sur de larges consultations de tous les acteurs du monde forestier québécois ayant participé au Rendez-vous national de la forêt de l’automne dernier (chronique), madame Têtu a produit un rapport de 50 pages et 42 recommandations qui a été structuré autour de cinq grands thèmes, soit:
- La planification forestière
- La mise en marché des bois
- Les mécanismes d’attribution de contrat et d’appel d’offres
- Les coûts des approvisionnements
- Les conditions des travailleurs en forêt
De ce rapport qui touche à plusieurs points d’intérêt, je me suis surtout attardé à la section sur la planification forestière.
Pour bien aménager une forêt, il faut la connaître. Cela prend donc de bonnes données d’inventaire qui sont la base de tout bon aménagement forestier. Dans un « pays forestier » avec une expérience (théorique) de 100 ans, on ne devrait pas se poser de questions sur le sujet. Mais pourtant…
Le rapport fait état de sérieuses inquiétudes dans la qualité des inventaires pour la planification opérationnelle, soit pour préciser les volumes vraiment présents sur le terrain. Il apparaît que les règles d’octroi des contrats d’inventaire dans les directions régionales du MFFP amènent à diminuer l’importance accordée à l’expertise dans un but de diminuer les coûts. Or, madame Têtu met clairement en garde le MFFP contre cette tendance:
L’État devrait être préoccupé par une telle situation puisque ce qui peut sembler une économie à court terme a le potentiel d’avoir des répercussions financières majeures en raison d’une diminution de la qualité des informations utilisées pour la planification forestière. (p.9)
Dans sa recommandation liée à cette question (1.3B), elle demande, entre autres, à ce que le système d’appel d’offres lié aux inventaires permette de « valoriser l’expérience et la compétence des fournisseurs de services ». Ce type de recommandation n’a rien à voir avec de simples « améliorations » à apporter à un tout nouveau système, il implique plutôt que c’est toute une culture d’aménagement forestier qui est à (re)bâtir.
Savoir planifier la récolte sur de grandes superficies devrait aussi être dans la catégorie des « acquis » considérant notre historique. On peut estimer que d’aménager pour les besoins de l’industrie papetière pendant des décennies ne fut pas la décision du siècle, mais on ne peut nier qu’en terme d’expérience pratique, il devrait en rester quelque chose… Et bien, on le cherche ce « quelque chose » dans ce rapport!
Deux exemples:
Plusieurs acteurs estiment que la planification tactique préparée pour la période 2013-2018 est déficiente et ils attribuent principalement cette situation au transfert des responsabilités de planification de l’industrie vers le MFFP. (p. 6)
[…]
(…) le MFFP est à mettre en place les processus pour être en mesure, en septembre de chaque année, de déposer les secteurs d’intervention représentant l’équivalent de deux années de récolte pour les volumes sous garantie. (p.9)
Un siècle d’expérience (théorique) en aménagement forestier pour espérer bientôt atteindre un horizon de planification opérationnelle de deux ans…
Depuis les années 1970, la responsabilité dans l’aménagement des forêts publiques est progressivement passée des concessionnaires forestiers (industrie) au gouvernement. Aujourd’hui, avec la nouvelle politique forestière, « l’aménagiste » des forêts publiques, c’est le MFFP. Socialement, si cela apparaît clairement plus acceptable, ce rapport démontre qu’en pratique les avantages sont beaucoup moins clairs. Madame Têtu fait ressortir un problème fondamental que la situation cause:
Une préoccupation mainte fois soulevée par les acteurs externes est à l’effet que les équipes du MFFP devraient avoir autant d’incitatif à la productivité et d’intérêt à l’agilité opérationnelle que ceux dont le quotidien commande constamment de rencontrer des échéanciers et de contenir les coûts. (p. 8)
C’est un point majeur! Quand votre salaire d’aménagiste est garanti, quelles que soient les conséquences de vos décisions (prises de bonne foi et dans le respect des règlements…), cela ne crée pas la même dynamique d’aménagement que lorsque votre salaire dépend de la qualité de vos décisions! Si l’on a souvent reproché aux anciens concessionnaires de se percevoir comme les propriétaires des forêts publiques, à ce sens de la propriété étaient toutefois associées des responsabilités (et imputabilités) individuelles qui ont pour l’essentiel disparu aujourd’hui. Au milieu de la tonne de règlements et de procédures gouvernementales qui encadre l’aménagement des forêts publiques, bien malin qui pourra aujourd’hui pointer du doigt un responsable (à part le ministre…)!
Le glissement progressif des responsabilités d’aménagement de l’industrie vers le gouvernement a aussi entraîné une déstructuration de l’aménagement forestier qui apparaît désormais totale dans ce rapport. Nous sommes passés d’un extrême, soit les concessions où une compagnie était responsable de tout (inventaire, plans, calcul de la possibilité forestière…) à un autre extrême où chaque composante de l’aménagement est segmentée avec pour grand responsable théorique… le ministre du moment! Je m’en tiendrai au début de la recommandation 1.3A pour vous aider à visualiser la « lourdeur » d’ensemble du système qui transpire dans toute la section « planification »:
Au sein des directions régionales du MFFP, mettre l’emphase sur l’efficience et la performance des processus de planification opérationnelle. En priorité:
- Répartition claire et connue des rôles et responsabilités des intervenants: MFFP, dont le BMMB, BGA et BGA désignés, Rexforêt, SEPAQ, Tables GIRT, Tables opérationnelles, entrepreneurs, etc. […]
Non spécifiquement cité dans cette longue liste, le BFEC (Bureau du Forestier en chef) fait pourtant, dans ce rapport, office de symbole et de symptôme (!) de la situation qui prévaut dans l’aménagement des forêts publiques québécoises. Créé en 2005 suite à la Commission Coulombe (2004), le BFEC a représenté un premier jalon important dans la prise en main de l’aménagement des forêts publiques par le gouvernement en rapatriant le calcul des possibilités forestières de l’industrie. Le rapport est cependant très critique envers cet organisme public, s’en prenant particulièrement à « l’immense complexité entourant l’approche de détermination de la possibilité forestière adoptée par le BFEC » au point où:
Outre les coûts élevés, l’exercice est devenu d’une complexité telle que très peu d’ingénieurs forestiers externes au BFEC sont en mesure d’en comprendre les tenants et aboutissants. (p. 13)
Si l’on fait référence à l’intégration du calcul de la possibilité forestière avec la planification, on apprend que:
De l’aveu même de plusieurs intervenants au sein du MFFP, l’arrimage est faible entre les stratégies sous-jacentes à la détermination des possibilités forestières et la planification ainsi que la réalisation des interventions sur le territoire. (p.13)
Au final, c’est peut-être la recommandation que madame Têtu n’a pas osé faire qui m’est apparue la plus révélatrice de l’état général de la situation. Madame Têtu s’est interrogée sur la nécessité:
(…) de réfléchir aux désavantages que présente une trop grande concentration de l’expertise de planification forestière au sein du MFFP et d’examiner des modèles où une partie de ces tâches serait impartie à l’externe (…). (p. 7)
Certes, elle se dépêche de ne pas remettre en cause les responsabilités et l’imputabilité du MFFP dans la planification, mais pour une ancienne sous-ministre des Forêts, c’est tout de même là une sacrée prise de conscience qu’il y a un problème de fond avec le système actuel.
Vous vous posez peut-être la question… mais « oui », il y a des points positifs dans ce rapport! En particulier, la mise en marché des bois aux enchères semble obtenir un beau succès au point où, dans certaines régions (non spécifiées), des discussions sont enclenchées pour que 100% des bois des forêts publiques soient mis aux enchères (plutôt que 25%). Parmi les quelques écueils soulevés, il y a cependant toute la question de la qualité des inventaires…
Toutefois, il est aussi question dans ce rapport du problème que pose pour la planification la non-publication de la Stratégie d’aménagement durable des forêts et qui suggère que le gouvernement ne sait pas où il s’en va avec ses forêts. Il y a aussi le sort des travailleurs en forêt qui n’étaient pas, à la base, les plus riches et qui ont vu, pour plusieurs, leurs conditions se détériorer avec le nouveau régime forestier.
Il est normal que lorsque l’on met en place une nouvelle organisation, qu’il y ait des ajustements, des améliorations à faire. Ce qui ressort toutefois de ce rapport, c’est qu’il y a encore bien du chemin à parcourir avant que nous en soyons à l’étape d’apporter de simples « améliorations » à notre structure d’aménagement des forêts publiques. De fait, ce rapport fait le constat que, malgré notre longue expérience théorique, nous n’en sommes collectivement qu’aux balbutiements de notre apprentissage dans l’aménagement de nos forêts publiques. Un bien triste constat.
Une réaction à ce rapport:
Communiqué conjoint de la FTQ et Unifor intitulé: «Un pas dans la bonne direction, mais bien du chemin reste à faire.»
On me rapporte que, tout comme dans le cas du chantier présidé par Michel Belley sur la forêt privée, le comité de Mme Têtu a entendu des parties, mais pas tout le monde. On le constate à la lecture des recommandations portant sur les calculs de possibilité.
Dans le cas du Chantier sur la forêt privée, considérant le côté « confidentiel » des consultations, cela laisse nécessairement flanc à bien des critiques sur les constats que M. Belley pose.
Dans le cas du Chantier présidée par madame Têtu, il y a deux annexes (3 et 4) avec la liste des rencontres, documents, courriels… qui ont « nourri » la réflexion. C’est là une liste assez diversifiée. Comment le tout fut « pondéré »? C’est à madame Têtu de répondre de cela! Mais a priori, d’un point de vue externe, on peut difficilement critiquer la démarche. Maintenant, que « certains » puissent être contrariés des résultats, qu’ils aient le sentiment de ne pas avoir été assez entendu, c’est un autre débat… entre madame Têtu et ses détracteurs(-trices)! 🙂
M. Alvarez, ce fut un plaisir de vous rencontrer au Séminaire de l’Ordre, à Lac-Delage. Pour en revenir à mon premier commentaire, dans le cas du rapport du chantier présidé par Paule Têtu, si vous regardez la liste des groupes qui ont été consultés, il n’y a justement personne du BFEC qui semble avoir participé à ces consultations. Vous avez d’ailleurs entendu Jean Girard parler de ce rapport à deux ou trois reprises, lors du Séminaire, et il semblait avoir quelque chose sur le cœur. Quant au rapport du chantier présidé par Michel Belley, je me fie à l’éditorial du président de RESAM dans Le Monde forestier d’octobre 2014. De sévères critiques ont été rapportées sur les groupements forestiers sans que leur association provinciale ait pu réagir. La décision 19 (page 37 et ss.) du rendez-vous de 2011 « a soulevé de l’insatisfaction », écrit M. Belley. Pas difficile de savoir qui a exprimé celle-ci. On a l’impression de lire un copier-coller des vieilles remontrances des SOPB à l’égard des OGC qui remontent au rapport du GREPA en février 1995. Que l’on soit d’accord ou pas avec la recommandation, ça a peu d’importance. Si on ne rapporte l’opinion que d’une seule des parties, ça manque un peu d’objectivité, me semble-t-il.
Je crois qu’il faut ici distinguer « manque d’objectivité » de « faire des choix ».
Dans le cas du Rapport Belley, les groupements forestiers sont des acteurs, en théorie, sur le même pied que les autres acteurs de la forêt privée. Qu’ils aient pu être isolés dans un processus « sous le sceau de la confidentialité » rend le tout clairement douteux. Il devient légitime ici de parler d’un potentiel manque d’objectivité. C’est de fait le sentiment que j’ai ressenti vis-à-vis des Agences, d’où le titre de la chronique : )
Dans le cas du rapport Têtu, le BFEC est un, sinon LE gros joueur dans le monde de l’aménagement des forêts publiques alors que le calcul des possibilités forestières (CPF) y tient une place centrale. Que madame Têtu, dans un rapport qui se voulait en bonne partie un bilan de la première année de la nouvelle politique forestière, ait choisi de laisser la parole principalement à ceux qui vivent cette nouvelle politique est pour moi un choix et non pas une « faute » méthodologique. Cela a même quelque chose de rafraîchissant d’avoir un point de vue « autres ». Le BFEC a largement les moyens de faire passer ses idées. Le Séminaire conjoint de l’OIFQ et du BFEC auquel vous faites référence a de fait donné l’opportunité à ce dernier, pendant deux jours, de faire passer son message auprès de tous les professionnels liés au CPF.
Ceci dit, madame Têtu aurait-elle dû laisser place à un « encart » pour que le BFEC émette une réponse aux critiques? Pour tout dire, je ne sais pas. Je n’ai aucune idée de la dynamique qui a entouré ce rapport et c’est à madame Têtu de défendre ses choix. Mais pour me répéter, pour l’observateur externe que je suis, ce sont des choix et il est clair qu’il faut en faire lorsque l’on fait un rapport… ou une chronique de blogue 😉
En passant, plaisir partagé : )
Tout d’abord, merci Eric Alvarez pour ce blog très intéressant.
Je tiens ici à rassurer les Québecois … Non, la planification forestière ne pose pas qu’un problème chez vous.
En Suisse aussi, malgré une bonne organisation générale de l’aménagement forestier, certaines phases de la planification posent encore problème. Il s’agit du calcul de la possibilité lié aux inventaires. En effet, la méthode d’inventaire a changé tous les 15 ans et il est difficile de comparer les volumes sur pied. De plus, nos dirigeants ne veulent plus financer des inventaires trop coûteux …
Comment faire dès lors pour calculer une possibilité plausible?
Merci pour les bons mots et le comparatif avec la Suisse!
Ce que je prône comme solution, c’est de replacer les responsabilités d’aménagement au jour le jour à une échelle plus locale. Pour donner l’exemple des Terres du séminaire, l’aménagement forestier peut être (très) rentable. Historiquement, c’étaient les compagnies forestières qui étaient en charge des inventaires et ils faisaient un travail très précis, car ils comprenaient la valeur de connaître leurs forêts. Les gouvernements ont un rôle fondamental à jouer dans les forêts publiques pour s’assurer qu’elles soient aménagées dans le respect des valeurs de la société, mais ce ne veut pas dire qu’ils soient les mieux placés pour aménager au jour le jour. Dans une machine administrative gouvernementale, les inventaires c’est un coût. Pour un aménagiste forestier, les inventaires c’est un investissement. C’est « l’esprit » qu’il faut rechercher (ou retrouver, selon le cas).
Cordiales salutations cher lecteur suisse 🙂