Aménagement écosystémique : une relique au cœur de la politique forestière québécoise
J’ai un attachement particulier à l’aménagement écosystémique : il a presque mis au monde ce blogue! Aux débuts, à l’automne 2010, les chroniques étaient très courtes. En fait, comparativement aux chroniques actuelles, elles auraient constitué une bonne introduction ! C’est pour commencer l’année 2011 que je publiais une chronique plus longue intitulée « La fin de l’aménagement écosystémique ? Leçons de l’aménagement des forêts nationales américaines ». Quoiqu’à l’époque je ne mesurais pas les visites comme je le fais aujourd’hui, je sais qu’elle fut « populaire ». Mais au-delà de sa popularité, j’avais découvert le style de chronique plus approfondie que je souhaitais produire.
Cette chronique eut une suite deux mois plus tard, mais depuis j’ai peu parlé de l’aménagement écosystémique. Une anomalie considérant que c’est un concept central de la nouvelle politique forestière québécoise de 2013. Une anomalie qu’un récent livre (2015) intitulé Federal ecosystem management : its Rise, Fall, and Afterlife me permet toutefois de corriger aujourd’hui.
Le titre de ce livre, me direz-vous, est en phase avec ma chronique de 2011 ! Certes, mais sa lecture m’a permis de constater deux nouveaux points fondamentaux. Tout d’abord, alors que j’écrivais ma chronique de 2011, je n’avais pas réalisé que les jours de l’aménagement écosystémique comme grand concept intégrateur dans l’aménagement des forêts fédérales américaines étaient déjà passés depuis longtemps. Aussi, j’ai pris conscience qu’il était raisonnable de se poser la question suivante : l’aménagement écosystémique a-t-il concrètement existé ? Détails et compte-rendu du livre.
Qu’est-ce que l’aménagement écosystémique ?
L’idée que l’aménagement écosystémique ait pu ne jamais exister concrètement n’est pas présentée de façon aussi « brutale » dans le livre, mais elle n’en reste pas moins implicite tout au long de sa lecture. Dès l’introduction on est mis devant le fait qu’une des constantes dans la mise en place de projets d’aménagement écosystémique était que là où certains entendaient avant tout le mot « aménagement », d’autres entendaient plutôt le mot « écosystème ». Cette dualité fondamentale dans l’interprétation du concept constitue la trame centrale du livre. On la retrouve entre autres dans le très médiatisé cas de la chouette tachetée alors que tant l’industrie forestière que les groupes environnementaux se sont réclamés de l’aménagement écosystémique (chapitre 6).
Ce ne sont cependant pas seulement les différents acteurs de l’aménagement des forêts fédérales américaines qui divergeaient dans l’interprétation à donner à l’aménagement écosystémique, les lois qui encadrent l’aménagement de ces forêts y furent aussi pour beaucoup. Le chapitre 2 du livre nous présente la petite histoire de la National Environmental Policy Act (1969) et l’Endangered Species Act (1973), soit les deux principales lois qui ont eu une influence majeure dans la mise en place de ce concept aux États-Unis. Mimant les interprétations que les différents acteurs pouvaient lui donner, elles ont orienté l’aménagement écosystémique vers deux visions distinctes respectivement définies par l’auteur comme : la voie procédurale (« aménagement ») et la voie substantielle (substantive, « écosystème »).
La première fut celle privilégiée par les tenants d’une utilisation des ressources selon une vision segmentée (bois, récréation…) correspondant au concept de multiple-use. Dans cette interprétation, « l’aménagement » écosystémique prenait la forme d’une grande stratégie décisionnelle collaborative laissant une large place aux citoyens. Dans la deuxième, l’aménagement « écosystémique » était synonyme d’intégrité écologique et de maintien (ou rétablissement) de populations viables d’espèces animales, des valeurs qui prédominaient alors sur les autres enjeux. Ce fut naturellement là l’interprétation privilégiée par les groupes environnementaux.
Cette dualité, voire ce côté caméléon de l’aménagement écosystémique fit partie de son ADN durant toute sa « vie ». C’est pourquoi, en conclusion, alors que l’auteur aborde la question « Qu’est-il arrivé à l’aménagement écosystémique ? », il cite un chercheur ayant produit un essai sur la question et qui était arrivé à la conclusion suivante : « (…) it is difficult to determine what happened to ecosystem management when it was never clearly defined (…) » (p. 264). Et pour tout dire, à cette étape du livre, j’étais heureux de lire cette conclusion qui mettait en évidence l’essence de ce qui avait été écrit dans les plus de 200 pages précédentes !
L’ambiguïté comme tache de naissance
Pourquoi autant d’ambiguïté autour d’un concept aussi central ? La petite histoire de sa naissance officielle permet de mieux comprendre ce « défaut » d’origine (qui fut aussi pour un temps une qualité).
Nous sommes en 1992. Année électorale aux États-Unis, mais aussi année du Sommet de la Terre à Rio où les thèmes de la foresterie et de la protection de la biodiversité sont en vedette. Or, alors que les États-Unis critiquaient depuis longtemps les pays où il se faisait de la déforestation et leur demandait de protéger leur biodiversité, le président Bush (père) s’opposait à des mesures de protection à grande échelle pour la chouette tachetée. Face à la critique « Faites ce que je dis, pas ce que je fais », le président souhaitait marquer positivement les esprits lors de son discours au Sommet de la Terre. C’est là qu’intervint un des conseillers du président qui connaissait très bien le Chef de l’USDA Forest Service de l’époque.
Court-circuitant le réseau d’autorité du Département de l’Agriculture auquel est rattachée cette agence, il s’adressa directement au Chef pour lui faire part de la problématique « présidentielle » et lui demander une déclaration visant à mettre fin aux coupes à blanc. Ces dernières étant associées à des impacts forestiers très néfastes, cette déclaration promettait d’envoyer un signal environnemental fort.
Le Chef lui proposa alors d’annoncer la fin des coupes à blanc dans le cadre d’une plus vaste stratégie (broader framework) bâtie autour de l’aménagement écosystémique. L’agence faisait déjà quelques expériences avec ce concept dans l’optique de bonifier celui, très critiqué, de multiple-use. Le conseiller répondit que, si lui et le président ne comprenaient pas le concept, « (…) they liked the sound of it » (p. 143). Le Chef écrivit alors en moins de 24 heures le document qui devait faire de l’aménagement écosystémique la politique officielle du Forest Service et une annonce officielle en ce sens fut faite quelques jours plus tard. L’aménagement écosystémique venait de passer des laboratoires à la lumière en quelques jours, voire quelques heures.
Quoique mis au monde par l’administration Bush (père), c’est celle de Bill Clinton, avec Al Gore comme vice-président, qui fut le plus grand promoteur de l’aménagement écosystémique pendant les huit années de son mandat présidentiel (1993-2001). Toutefois, et cela est explicite à la lecture du chapitre 5, ils misèrent avant tout sur son ambiguïté, tantôt favorisant une interprétation, tantôt l’autre, pour en faire la promotion plutôt que de chercher à lui donner « corps ».
Pourquoi et comment l’aménagement écosystémique est-il « mort » aux États-Unis ? Qu’en est-il advenu ?
Il n’y eut pas de « fin » officielle à l’aménagement écosystémique. À tout le moins, l’auteur n’en précise aucune. Toutefois, comme le mentionne le chercheur auquel l’auteur donne la parole en conclusion, la « mort » de l’aménagement écosystémique prit la forme de sa désagrégation en ses nombreuses parties dont plusieurs (collaboration, restauration…) continuent d’avoir une vie « en propre » dans l’aménagement des forêts fédérales.
Ce peut être un réflexe, mais attribuer la « mort » de l’aménagement écosystémique aux États-Unis aux actions de George Bush (fils), qui succéda à Bill Clinton, et qui ne fut pas reconnu pour ses valeurs environnementales, serait extrêmement réducteur. Cette administration ne s’attaqua pas directement au concept, mais l’orienta plutôt vers son interprétation « procédurale » plutôt que « substantielle » (écologique). Beaucoup de forces contribuèrent à l’érosion de l’aménagement écosystémique aux États-Unis.
Une des grandes qualités de ce livre est de nous faire découvrir, sans nous y perdre, toute la complexité qui encadre l’aménagement des forêts fédérales américaines qui ne se résument pas aux Forêts nationales et à l’USDA Forest Service. Vous y découvrirez entre autres trois autres agences fédérales avec des responsabilités à l’égard de ces forêts, soit : le Bureau of Land Management, l’US Fish and Wildlife Service et le National Park Service. Des agences avec leur culture propre et loin d’être toujours en phase les unes avec les autres. Il y a aussi de très nombreuses lois sur lesquelles peuvent s’appuyer les poursuites judiciaires en plus des inévitables jeux politiques. En bref, beaucoup de monde avec beaucoup de leviers d’influence possibles.
C’est au milieu de cette « foule » d’intervenants, et face à des enjeux environnementaux qui dépassaient les limites administratives et juridiques usuelles que l’aménagement écosystémique fut présenté comme une bannière pour rallier une grande diversité d’acteurs avec la promesse de rendre tout le monde (ou presque) heureux. Le concept a donc beaucoup promis et… a beaucoup déçu. On peut ici penser aux partisans de la récolte de bois dans l’enjeu de la chouette tachetée (chapitre 6). Le président Clinton avait vendu, par le biais de l’aménagement écosystémique, une solution gagnante-gagnante. Ce ne fut pas le cas.
Présenté comme un laboratoire de l’aménagement écosystémique, le chapitre 3 sur le parc Yellowstone et le grizzly s’avère un accéléré de la vie et la « mort » de ce concept aux États-Unis… et de ce qu’il en reste aujourd’hui. Un chapitre très intéressant que vous pouvez lire en priorité si vous êtes un peu pressés 🙂
Finalement, et c’est un prérequis si l’on veut bien comprendre toute cette histoire, le chapitre 1 présente un historique de l’évolution, en parallèle, des idées en écologie forestière et en administration publique (oui, « administration publique »). C’est un fascinant chapitre pour comprendre comment l’évolution des idées dans ces deux domaines a rendu possible l’élaboration d’un concept comme l’aménagement écosystémique.
Quelles implications pour le Québec ?
Qu’est-ce que tout cela peut signifier pour le Québec qui a fait de l’aménagement écosystémique le grand concept central de sa nouvelle politique forestière en vigueur depuis 2013 ? Retour sur sa petite histoire dans notre contrée.
Tout comme aux États-Unis, l’aménagement écosystémique au Québec est officiellement né lors d’une crise. Si au sud de la frontière ce fut principalement celle de la chouette tachetée au début des années 1990, au Québec cette crise fut initiée par L’Erreur boréale en 1999. Elle trouva son « exutoire » en 2004 avec la Commission Coulombe qui proposa ce concept et la définition suivante pour dénouer la crise que nous vivions :
Un concept d’aménagement forestier ayant comme objectif de satisfaire un ensemble de
valeurs et de besoins humains en s’appuyant sur les processus et les fonctions de l’écosystème
et en maintenant son intégrité. (p. 47)
Par cette définition et les explications qui lui étaient données, elle laissait place à des interprétations très variées, comme aux États-Unis.
Aujourd’hui la version officielle se lit ainsi :
Un aménagement qui consiste à assurer le maintien de la biodiversité et la viabilité des écosystèmes en diminuant les écarts entre la forêt aménagée et la forêt naturelle.
Nous avons donc réduit ce qui se voulait à la base un grand concept intégrateur amenant à voir « large » à une seule de ses composantes soit, pour les connaisseurs, le « filtre brut ». Ou plus exactement, considérant l’évolution de l’aménagement écosystémique aux États-Unis, nous avons placé une de ses reliques au centre de notre politique forestière.
Pour conclure, tout d’abord un petit mot basé sur mon expérience personnelle. Lors de mes deux visites aux congrès annuels de la Society of American Foresters en 2012 et 2013, je n’ai jamais entendu parler d’ecosystem management. Donc, si je peux imaginer qu’il puisse y avoir au Québec une certaine incrédulité quant au fait que l’aménagement écosystémique soit, en tant que grand concept, chose du passé aux États-Unis, pour moi ce livre m’a surtout permis de comprendre pourquoi. Et finalement, au cas où ce ne serait pas clair, je recommande chaleureusement ce livre à toute personne intéressée à en savoir plus sur l’aménagement écosystémique !