L’acceptabilité sociale: de qui et pourquoi ? (Partie B)
(La Forêt à Coeur s’ouvre! Dans cette deuxième chronique, Véronique Yelle ing.f. Ph.D. discute de l’application du concept d’acceptabilité sociale. Quoique l’auteure est à l’emploi du MRN, cette chronique est faite à titre personnel. Pour en savoir plus sur l’auteure.)
Dans ma dernière chronique, je vous ai entretenu du concept d’acceptabilité sociale, en proposant une définition et en m’attardant sur les aspects individuels du jugement d’acceptabilité. La définition que je vous ai proposée comporte deux aspects importants : d’une part le jugement individuel et d’autre part, la capacité de groupes d’individus partageant un même jugement (et bien souvent les mêmes valeurs) à se faire entendre sur la place publique. C’est de ce deuxième aspect dont je traiterai ici : les groupes à prendre en compte dans l’acceptabilité sociale.
Prendre en compte l’acceptabilité sociale en amont
Dans une optique où on souhaite que des projets de développement des ressources naturelles respectueux des valeurs de la société voient le jour, il est préférable de s’intéresser à l’acceptabilité sociale en amont, c’est-à-dire avant que les différents groupes pour ou contre ne voient plus d’autres options pour se faire entendre que de faire pression publiquement sur les promoteurs ou les gouvernements. En fait, il faut sonder l’acceptabilité sociale avant même qu’il n’y ait une problématique quelconque.
Bien sûr, on peut attendre que les groupes pour ou contre un projet se manifestent sur la place publique, à savoir dans les médias traditionnels, dans les rues, sur les médias sociaux ou encore au tribunal. Toutefois, à ce moment-là, on se retrouve souvent dans une situation d’inacceptabilité sociale, à un moment où plusieurs personnes sont déjà mobilisées et où leur attitude (jugement d’acceptabilité) face à un projet est déjà cristallisée. Aujourd’hui, avec la rapidité de réseautage permise par le Web 2.0, l’opinion publique peut se rallier à une cause qui lui était encore inconnue quelques jours auparavant. Lorsque la mobilisation est forte, il devient très difficile de revenir en arrière, les relations entre les différents camps étant déjà tendues et la confiance minée. Comme une publicité ayant marqué mon enfance le dit si bien : on n’a pas une deuxième chance de faire sa première impression!
S’intéresser à l’acceptabilité sociale en amont signifie d’abord qu’il faut identifier les groupes concernés par un projet. À ce titre, se sentir concerné, c’est être concerné! Ensuite, il faut trouver des moyens de connaître leurs valeurs et leurs préoccupations par rapport à ce projet, et d’engager un dialogue si nécessaire. En concordance avec la théorie Valeurs-Croyances-Attitudes dont j’ai parlé dans la dernière chronique, en connaissant les valeurs et les croyances des gens sur un sujet donné, il devient plus facile de prédire leur attitude face à un projet, et d’élaborer ce dernier en conséquence. Cela peut sembler fastidieux, mais puisque le manque d’acceptabilité sociale peut aujourd’hui empêcher des projets de se concrétiser, la prise en compte en amont des valeurs, des intérêts et des préoccupations des gens peut permettre d’économiser temps et argent, et surtout, de rendre possible la réalisation d’un projet où tous trouvent leur compte.
Les groupes à prendre en compte
Si on en revient à la foresterie, quels sont les groupes qui devraient être pris en considération? La population n’est pas un ensemble homogène. Elle est composée d’une multitude de groupes ayant différentes relations avec la forêt. Tindall, 2001 (dans Harshaw et Tindall, 2005) a démontré que les relations qu’une personne entretient avec la forêt influencent l’étendue de ses valeurs forestières. Puisque les valeurs par rapport à la forêt sont à la base des jugements d’acceptabilité, pour identifier les groupes à prendre en considération, on peut donc se baser sur leurs relations à la forêt.
Ainsi, les utilisateurs du milieu forestier développent avec la forêt une relation basée sur les activités qu’ils y pratiquent tels la chasse, la pêche, la randonnée, le camping, le piégeage, le prélèvement de la matière ligneuse, la récolte des produits forestiers non ligneux, la villégiature, etc. Sans former nécessairement une communauté géographique, ces utilisateurs de la forêt forment des communautés d’intérêts, souvent réunies en groupes d’intérêt telles les fédérations ou associations. De plus, les communautés locales géographiques entretiennent elles aussi des relations particulières avec la forêt. Ce sont les populations qui vivent en forêt ou à proximité de celle-ci, qui vivent de la forêt et qui vivent les conséquences de l’aménagement forestier et ses retombées sur leur territoire. On pense ici aux gens des régions forestières ainsi qu’aux communautés autochtones. Finalement, puisqu’au Québec la majorité de la forêt est publique, la population québécoise en entier a voix au chapitre, qu’elle utilise ou non le territoire, qu’elle y vive ou pas.
Plusieurs sondages rapportent que le public souhaite que les forestiers prennent mieux en compte les valeurs de la population par rapport à la forêt et qu’ils y soient plus réceptifs (Beckley et al., 1999; Robinson et al., 2001; Robson et al., 2000). Un sondage mené au Nouveau-Brunswick en 2007, par Nadeau et al., révèle que les répondants étaient insatisfaits de l’aménagement forestier et qu’ils croyaient que le public devait être mieux inclus dans les processus décisionnels et traité en tant qu’égal des spécialistes. Cela est d’autant plus important que les forestiers ne peuvent se substituer au public lorsqu’il est question d’évaluer l’acceptabilité sociale d’un projet. En effet, il a été démontré à plusieurs reprises que les forestiers ont des valeurs forestières différentes de celles du public (Lee et Kant, 2006; McFarlane et Boxall, 2000; Robinson et al., 2001; Wagner et al., 1998). Il est donc primordial de documenter l’acceptabilité sociale des projets forestiers de manière rigoureuse et méthodique, en couvrant plusieurs types de publics. Comment?
Et bien, en considérant que différentes relations à la forêt veulent aussi dire différentes échelles de perception, différentes préoccupations. Alors que les utilisateurs du milieu forestier expérimentent directement les conditions physiques résultant de l’aménagement forestier sur le terrain ou à l’échelle des opérations forestières et que les populations locales vivent l’aménagement forestier sur leur territoire, la population plus générale, à l’échelle provinciale, en a une expérience plus abstraite, basée sur les concepts et les représentations sociales véhiculées par les médias, sans en faire l’expérience directe.
Tenir compte de ces différences de perception, de même que des attentes des différents groupes quant à leur implication dans l’aménagement forestier demande d’utiliser divers outils complémentaires pour sonder l’acceptabilité sociale. En effet, tous les groupes n’ont pas la même familiarité par rapport à un sujet ni la même disponibilité pour s’y impliquer. Par exemple, les gens ayant un chalet en forêt, voudront connaître précisément où auront lieu les coupes forestières, prendront le temps de se renseigner et de demander des mesures d’harmonisation fines. D’un autre côté, les gens n’ayant pas un intérêt particulier sur le territoire pourraient simplement vouloir être certains que les parterres de coupes sont régénérés, sans nécessairement consacrer du temps à participer à une consultation publique. Ainsi, non seulement la formule permettant d’établir un dialoque doit-elle être adaptée au groupe ciblé, mais aussi les sujets qui sont abordés et leur niveau de détail.
Les sciences sociales offrent une multitude d’outils permettant de connaître l’opinion des gens sur un sujet. On peut penser par exemple aux groupes de discussion (focus groups), aux sondages, aux entrevues individuelles. Ces méthodologies doivent être adaptées au degré d’implication souhaité par les groupes visés. En effet, le spectre de la participation s’étend de la simple diffusion d’information jusqu’à la prise de décision, en passant, entre autres, par la consultation et la concertation (voir par exemple l’échelle d’Arnstein à ce sujet).
En terminant, puisque le Web 2.0 fait maintenant partie de la réalité d’une majorité grandissante de citoyens, la prise en compte de l’acceptabilité sociale doit mettre à profit ces nouvelles voies d’échanges et de connaissances qui caractérisent maintenant notre époque. Certains groupes ne viendront pas à nous d’emblée, mais en utilisant les médias sociaux pour les rejoindre là où ils se trouvent déjà, nous augmentons nos chances que la gestion forestière corresponde aux valeurs de la société dans laquelle nous vivons. En instaurant un véritable dialogue avec les différents groupes composant la population, nous pouvons aussi contribuer à développer une culture forestière forte et bâtir avec eux une relation de confiance, ce qui sera ultimement gage d’une meilleure acceptabilité sociale de l’aménagement forestier.
Référence sur les valeurs forestières et les relations à la forêt
HARSHAW, H.W. ET D.B. TINDALL. 2005. Social structure, identities and values: a network approach to understanding people’s relationships to forests. Journal of Leisure Research vol. 37, no.4: 426-449.
Références sur les sondages auprès du public et groupes d’intérêt
BECKLEY, T.M., P.C. BOXALL, L.K. JUST AND A.M. WELLSTEAD. 1999. Forest Stakeholder Attitudes and Values: Selected Social-Science Contributions. Canadian Forest Service, Northern Forestry Centre, Edmonton, AB.
ROBINSON, D., M. ROBSON and R. ROLLINS. 2001. Towards increased citizen influence in Canadian forest management. Environments 29(2): 21-41.
ROBSON, M., HAWLEY, A. and D. ROBINSON. 2000. Comparing the social values of forestdependent, provincial and national publics for socially sustainable forest management. Forestry Chronicle 76(4):615-622.
NADEAU, S., BECKLEY, T.M., AND HUDDART KENNEDY, E., MCFARLANE, B.L., AND WYATT, S.2007. Public views on forest management in New Brunswick: results from a provincial survey. Inf.Rep. M-X-222E. Natural Resources Canada, Canadian Forest Service, Atlantic Forestry Centre, Fredericton, N.B. www.cfs.nrcan.gc.ca/files/544
LEE, S. and S. KANT. 2006. Personal and group forest values and perceptions of groups’ forest values in northwestern Ontario. Forestry chronicle vol. 82,no. 4:512-520.
MCFARLANE, B.L. and P.C. BOXALL. 2000. Factors Influencing Forest Values and Attitudes of Two Stakeholder Groups : The Case of the Foothills Model Forest, Alberta, Canada. Society and Natural resources 13 : 649-661.
WAGNER, R.G. J. FLYNN, R. GREGORY. 1998. Public perceptions of risk and acceptability of forest vegetation management alternatives in Ontario. The Forestry Chronicle, 1998, 74:(5) 720-727.