Les forêts de la Nouvelle-Angleterre ou le mythe du Jardin d’Eden
Jusqu’à quel point les aires protégées sont-elles utiles? Pourquoi des aires protégées?… Quelques-unes de mes chroniques ont touché à ces questions sans aller toutefois au fond des choses. Cependant, ces questions m’ont amené à regarder d’un autre oeil un dossier que j’avais exploré lors de mon doctorat et qui a récemment refait surface aux États-Unis, soit l’histoire forestière de la Nouvelle-Angleterre. Et ce nouveau regard a eu pour effet de m’apporter des réponses aux questions qui me trottaient dans la tête concernant l’enjeu des aires protégées. Des réponses que je partage avec vous aujourd’hui.
Ceux qui ont pu explorer la région de la Nouvelle-Angleterre dans les dernières années ont certainement remarqué la forte présence de la forêt. Pourtant, il n’y a pas si longtemps (environ 150 ans quand même…), vous auriez eu une image très différente de votre voyage, car vous vous seriez essentiellement promené en territoire agricole. La Nouvelle-Angleterre, berceau des colons américains, avait été abondamment déboisée pour faire place à l’agriculture. En fait, la forêt avait été tellement rasée du paysage, qu’au milieu du 19e siècle le célèbre naturaliste Henry David Thoreau avait déclaré «Dieu merci, ils ne peuvent pas couper les nuages!» Il n’imaginait d’ailleurs pas qu’un jour la forêt et sa faune puissent revenir. Et pourtant…
Aujourd’hui, la forêt recouvre 80% de la Nouvelle-Angleterre. Au milieu du 19e siècle, l’estimation faisait plutôt état d’une couverture forestière entre 30% et 40%. Et non seulement la forêt est aujourd’hui de retour, mais aussi la faune (orignaux, ours, castors…) qui avait disparu et avec une abondance que plusieurs n’imaginaient pas voir de leur vivant. En fait, comme dans le cas de l’ours noir, les densités sont parfois un problème, car ils sont souvent voisins des humains. Pour qualifier ce renouveau de l’écosystème forestier, certains vont jusqu’à parler de «miracle»… Un miracle de la macroéconomie en fait!
Après la guerre de Sécession (1861-1865), l’agriculture des États-Unis s’est concentrée dans les plaines fertiles du Mid-Ouest américain. Cette agriculture commerciale s’est développée en phase avec la croissance des villes. Les producteurs agricoles de la Nouvelle-Angleterre, qui pratiquaient plutôt une agriculture de subsistance, ne purent compétitionner avec cette région et abandonnèrent leurs fermes. Cet abandon permit le retour graduel et naturel de la forêt. Un promeneur dans les forêts de la Nouvelle-Angleterre a d’ailleurs bien des chances de rencontrer des murs de pierres qui délimitaient autrefois les champs agricoles.
Le miracle du retour de la faune s’est produit même si la forêt n’est pas exactement la même que celle avant le déboisement pour l’agriculture. En fait, si on analysait le portrait forestier actuel de la Nouvelle-Angleterre selon la seule philosophie d’aménagement qui veut que le paysage forestier doive être le plus près possible du portrait préindustriel, la perception serait plutôt négative. On va dans l’ensemble retrouver les mêmes essences, mais pas dans les mêmes proportions. Certaines essences ont même complètement disparu. Mais cette analyse demeure loin de la préoccupation des gens qui vivent la renaissance de l’écosystème forestier en Nouvelle-Angleterre en se pinçant presque pour être sûrs qu’ils ne rêvent pas.
Pourquoi cette différence de perception? Je me risquerais à une hypothèse: on sous-estime beaucoup la résilience de la forêt et de la biodiversité qui l’habite. La Nouvelle-Angleterre est un cas, mais c’est une leçon que l’on peut tirer de l’histoire des forêts: malgré ce que l’on peut lui faire subir, la forêt à la capacité de revenir et de nous redonner par sa seule présence une multitude de services. Mais malgré cette capacité des forêts à renaître de leurs cendres («littéralement» lorsque l’on fait référence à la forêt boréale), le débat d’aujourd’hui sur les aires protégées fait trop souvent penser à un débat sur la protection d’un Jardin d’Eden. Un Paradis duquel l’Homme, en particulier l’industrie forestière, doit être exclu au risque de l’endommager irrémédiablement.
De plus, on a perdu la conscience que, même si l’on n’aménage pas une forêt, mais que l’on continue de faire de notre mieux pour «protéger» cette dernière contre les perturbations naturelles, on rompt avec l’équilibre naturel. Si l’on voulait être conséquent dans notre volonté de préserver la Nature en excluant l’aménagement forestier, il faudrait aussi arrêter la protection contre les feux et les insectes (sauf à proximité des zones habitées). Cela aurait également le mérite éducatif de nous faire réaliser que la Nature peut rajeunir naturellement les vieilles forêts.
Les Forêts nationales de l’ouest des États-Unis représentent un cas pratique d’écosystème forestier en déséquilibre. Un siècle de lutte contre les feux, combiné à la quasi-interdiction des coupes depuis 20 ans, ont créé des conditions qui s’éloignent de la dynamique naturelle avec pour conséquence de rendre les forêts plus vulnérables à des feux ou même des épidémies d’insectes. Il n’est pas exceptionnel que des aires «protégées» passent au feu. La conclusion qui fait de plus en plus consensus, même chez des groupes environnementaux, est que l’aménagement forestier est le meilleur outil pour conserver l’écosystème forestier en santé.
Je comprends très bien le désir qu’il y ait en forêt des «espaces» sans influence industrielle. Mais entre le Jardin d’Eden que certains veulent préserver et un aménagement centré sur les besoins de l’industrie, il y a tout un spectre de possibilités. Et à l’heure où un défi environnemental comme les changements climatiques implique que nous utilisions les ressources les plus écologiques possible, le bois arrivant très haut dans le classement, il serait franchement irresponsable de décider de ne pas aménager des forêts. Surtout au Québec où l’on mise sur de hauts standards d’aménagement et où la très grande majorité des forêts sont certifiées FSC (Forest Stewardship Council), soit la seule certification appuyée par les groupes environnementaux.
La forêt n’a pas besoin de nous pour offrir des miracles. Mais dans le contexte où nous vivons de la forêt, où nous l’influençons de différentes façons (climat, suppression des feux…), on a la responsabilité de l’aménager autant pour répondre à nos besoins que pour la maintenir en santé.
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Références sur l’histoire forestière de la Nouvelle-Angleterre
Les articles de base à cette chronique:
Four Centuries of Change in Northeastern United States Forests (article scientifique avec accès gratuit) et un article de journal lié: American Forests Look Nothing Like They Did 400 Years Ago
New England Forests Thrive, But For How Long?
New England sees a return of forests, wildlife
Pour aller plus loin:
Foster David R. 1992. Land-use history (1730 – 1990) and vegetation dynamics in central New England, USA. Journal of Ecology 80: 753-772.
Foster, David R. 2002. Thoreau’s country: a historical–ecological perspective on conservation in the New England landscape. Journal of Biogeography 29(10‐11): 1537-1555.
Foster, David R. et John D. Aber (éditeurs). 2004. Forests in Time: the environmental consequences of 1000 years of change in New England. Yale University Press. 477 pages.
Foster, David R. et John F. O’Keefe. 2000. New England Forests Through Time: insights from the Harvard forest dioramas. Harvard University Press, Cambridge. 67 pages.
MacCleery, Douglas W. 2002. American forests: a history of resiliency and recovery. Forest History Society Issues Series. 58 pages.
Wessels, Tom. 1997. Reading the forested landscape: a natural history of New England. Countryman. 200 pages.
J’ai vécu en Nouvelle-Angleterre, et je reviens d’ailleurs du Connecticut. Je partage totalement ton point de vue, tant sur les origines de cette forêt omniprésente, et très belle, que sur la place de l’aménagement forestier dans une vision conservatoire.
Vincent
La notion d’aire protégée est comprise et appliquée de différentes manières dans le monde. Par exemple, la tradition nord-américaine (wilderness act) se traduit par l’interdiction des activités de prélèvement des ressources naturelles, avec quelques exceptions. Celle de l’Europe conçoit davantage l’aire protégée comme un milieu de vie pour les communautés humaines en équilibre avec leur environnement, bien que plusieurs « réserves intégrales » de petites superficies parsèment ces territoires. La foresterie et l’agriculture sont omniprésentes dans une grande partie des aires protégées d’Europe. Cette approche d’intégration des milieux de vie dans les aires protégées est aussi utilisée dans plusieurs pays d’Afrique, d’Amérique Centrale et du Sud ainsi qu’en Asie.
L’approche québécoise s’inspire d’abord de la tradition nord-américaine. Un certain pourcentage représentatif de la biodiversité du territoire est réservé à des fins de préservation. Comment rien n’est statique dans les forêts, elles continueront à évoluer en fonction d’un régime de perturbation plus naturel. Le Québec expérimente également la possibilité d’utiliser la « tradition européenne » dans le réseau d’aires protégées, afin d’assurer son efficacité par la restauration ou le maintien d’un haut niveau de naturalité des écosystèmes tout en pratiquant l’utilisation durable des ressources naturelles.
Tout un défi dans le contexte nord-américain où la polarisation des opinions entre tenants de la « préservation stricte » et ceux de l’« exploitation maximale » est entretenue. Ces derniers deviennent souvent des alliés objectifs dans le débat sur le développement durable du territoire.
Chacun réclame sa portion de territoire ou son «terrain de jeu» pour y faire régner ses valeurs propres (X % pour la production ou X % pour la préservation intensives). Entre les deux, point de salut. Comme si l’équilibre entre l’homme et les écosystèmes forestiers était impossible sur un même territoire. Comme si production de biens et services et protection de la nature ne pouvaient pas cohabiter. Rien de plus faux, l’écosystème forestier est intrinsèquement multifonctionnel.
Merci à vous deux pour votre apport à cette réflexion : )