Un monde sans routes (ou presque…)
Lorsque vient le temps d’évaluer les effets de l’aménagement forestier, on s’attarde souvent au seul impact des coupes. Pourtant, si une coupe est un évènement très ponctuel (1 fois/70 ans), les routes qui ont servi à la coupe ont une durée de vie beaucoup plus longue et cela ne va pas sans impacts. À cet égard, citons une diminution de la biodiversité qui s’exprime particulièrement par une baisse de populations animales due à différents facteurs (destruction et fragmentation des habitats, risques de collision, etc.). Cela peut aussi entraîner des problèmes de co-habitation dans des territoires organisés (pourvoiries, ZECs). Et ce n’est là qu’une courte liste. Aux États-Unis, il y a une politique d’aménagement liée aux forêts nationales qui cible spécifiquement les routes, soit la bien nommée Roadless area rule. Pour aujourd’hui, petit survol de cette politique en élaboration depuis 40 ans (et oui, ce n’est jamais simple dans les forêts nationales américaines) sous l’angle particulier du Colorado.
Tout d’abord, il convient de comprendre la portée de cette politique d’aménagement. Il s’agit vraiment de limiter le développement routier dans les forêts nationales en ne construisant pas de nouvelles routes ou chemins forestiers et en ne réparant pas ceux déjà existants. On ne « bloque » pas l’utilisation du territoire. S’il ne peut y avoir de récolte forestière ou autre activité industrielle dû à l’absence de route (sauf exceptions…), cela n’empêche pas les chasseurs, pêcheurs, randonneurs et autres d’être présents. Ce qui est limité, c’est l’accès et, conséquemment, le type d’utilisation.
L’histoire des Roadless areas a débuté en 1972 alors que le USDA Forest Service fit l’inventaire de tous les territoires non-développés (undevelopped) pour évaluer la superficie des territoires qui pourraient être inclus dans le National Wilderness Preservation System, un regroupement de territoires évoluant sans l’influence des humains. Cela mena à la première Roadless Area Review and Evaluation (RARE I) en 1973 qui avait retenu une superficie de 50 000 km2 (12,3 millions d’acres). Contestée avec succès en cour de justice, une RARE II fut produit en 1977. Elle protégeait alors 61 000 km2 (15 millions d’acres) avec un potentiel supplémentaire de 44 000 km2 (10,8 millions d’acres). Cette initiative fut elle aussi invalidée en cour. En suite à ces deux précédentes initiatives, c’est en 2001, juste avant le départ de Bill Clinton comme Président, que la Roadless Area Conservation Rule (Règle de 2001) fut publiée par le USDA Forest Service. Sauf pour cas d’exceptions, cette Règle retenait une superficie de 237 000 km2 (58,5 millions d’acres), soit un tiers des forêts nationales américaines. C’est LA Règle qui a la faveur des groupes environnementaux. Toutefois cette Règle n’ayant jamais été appuyée par l’administration Bush, son application fut retardée jusqu’à ce qu’une cour émit une injonction contre son application. En 2005, l’administration Bush établit une nouvelle Roadless Area Conservation Rule (Règle de 2005). Par cette dernière, les Gouverneurs de chaque État avaient la possibilité de soumettre une « pétition » avec leur proposition pour établir les zones de Roadless area. Si la Règle de 2005 a elle aussi été invalidée en cour, deux États ont eu le temps de mettre en place une démarche pour s’en prévaloir, soit l’Idaho et le Colorado. C’est sur ce dernier cas que je vais m’attarder afin de faire ressortir des éléments du débat.
C’est le 15 avril dernier que le USDA Forest Service a proposé le Final draft de la Colorado Roadless Area Rule basée sur la Règle de 2005 suite à l’analyse de quatre scénarios alternatifs. Les commentaires sont attendus jusqu’au 14 juillet avec une décision finale vers la fin de cette année ou début 2012. Le projet prévoit que 363 secteurs totalisant 17 000 km2 (4,2 millions d’acres) feraient partie du réseau de Roadless areas au Colorado (note: 18 000 km2 auraient fait partie du réseau si la Règle de 2001 s’était appliquée). De ces 17 000 km2, 2 300 km2 (562 000 acres) seraient désignés comme Upper tier, soit des secteurs où les exceptions seront plus rares ou difficiles à obtenir. C’est cet aspect, soit la kyrielle d’exceptions, qui fait d’ailleurs grincer des dents. Les exceptions peuvent aller de la création de routes pour des opérations de récolte forestière à des opérations liés à l’extraction de pétrole, gaz ou charbon.
Un cas : des chemins pourraient être construits sur 1/2 mille autour de communautés pour réaliser des travaux de récolte afin de diminuer les risques de feux. La récolte pourrait aussi se réaliser sur un mille supplémentaire, sans nouvelle construction de chemin toutefois. Cette exception est critiquée par plusieurs groupes environnementaux qui estiment que c’est une mesure inutile et qui est en-dessous du niveau de protection de la Règle de 2001. Toutefois, les autorités font remarquer que depuis 2001 il y a eu une épidémie de dendroctone du pin qui a eu pour effet d’augmenter les risques d’incendies; des incendies justement en hausse au Colorado. L’année dernière fut d’ailleurs une année record dans le coût des dommages dus au feu dans cet État alors que 169 maisons furent brûlées… C’est ce type de confrontation qui fait que le débat dure depuis 40 ans!
Si vous avez bien suivi jusqu’ici, vous devriez être en train de vous poser les questions : « Mais, la Règle de 2001 et celle de 2005 n’ont-elles pas été invalidées? » et « Qu’est-ce qu’ils vont faire? ». De fait le USDA Forest Service a porté en appel les jugements invalidant ces deux Règles. Mais même sans succès dans cette démarche, il est probable que l’administration Obama, qui penche sans l’affirmer officiellement vers la Règle de 2001, ne lâchera pas le morceau. De toutes façons, comme c’est un dossier vieux d’une quarantaine d’années, un observateur concluait que sa fin pourrait n’arriver que dans de nombreuses années.
Au Québec, les routes et chemins forestiers sont avant tout vus comme des vecteurs de développement (Plan Nord!) et les débats tournent surtout autour de leurs coûts et de leur entretien. Si j’ai très occasionnellement entendu le mot « barrière » pour préserver certains territoires de « l’envahissement » humain, on ne peut dire qu’il y ait vraiment un débat sur ce sujet. Contraindre l’accès aux territoires publics n’est pas loin d’un sujet tabou. C’est non seulement politiquement explosif mais le dossier est complexe. Si les routes amènent des inconvénients, elles ont aussi leurs avantages, que ce soit par exemple pour la lutte contre les incendies ou faciliter un aménagement, une sylviculture intensive. Si le Québec devait s’engager un jour dans le débat sur la limitation à l’accès du territoire, il serait bon de se souvenir que les États-Unis ont un très grand vécu dans le domaine. Cela nous sauvera quelques années d’expérience!
***Mise-à-jour le 27 mai : un juge a rétabli la Régle de 2001 dans la plus vaste forêt nationale américaine (en Alaska) – lien***
Ceci était mon avant-dernière chronique avant une pause estivale. Ma dernière chronique sera publiée le jeudi 16 juin et se voudra une rétrospective des vingt chroniques précédentes.
Pour en savoir plus
Site officiel de la Colorado Roadless Area Rule
Site non-officiel et très visuel sur les Roadless areas aux États-Unis
Bourgeois L. Kneeshaw D. et G. Boisseau. 2005. Les routes forestières au Québec : les impacts environnementaux, sociaux et économiques. Vertigo, Vol 6(2) : 9 pages.
Le débat sur la récolte pour diminuer les risques de feux
Article sur l’historique des Règles
Crédits photos
La barrière (Pike-San Isabel National Forest) : Steve Tapia
Le balbuzard (Arapaho-Roosevelt National Forest) : Doreen Sumerlin
Le lynx (San Juan National Forest) : Mark Ball
Bonjour Éric,
Dans la thématique des « forêts sans route », je t’invite à consulter le Portrait du réseau d’aires protégées au Québec (http://www.mddep.gouv.qc.ca/biodiversite/aires_protegees/portrait02-09/index.htm) qui présente une estimation de l’empreinte humaine sur le territoire québécois ainsi qu’une évaluation de la « connectivité » entre les aires protégées (section 4).
C’est un plaisir de lire tes chroniques !
Merci bien pour le petit mot et la référence : )