La maladie de Lyme, symptôme d’un sous-aménagement forestier
Depuis quelques années, les avis se font de plus en plus insistants sur l’augmentation des risques de contracter la maladie de Lyme (du nom d’une ville du Connecticut où elle fut diagnostiquée la première fois). Cette maladie, causée par une bactérie transmise par une tique, peut sérieusement affecter la santé humaine pour longtemps. Je n’avais cependant jamais entendu parler des liens entre l’accroissement des risques et l’aménagement forestier avant de lire l’article « Comment j’en suis venu à blâmer Wall Street pour ma maladie » (revue Slate).
L’auteur, M. Jim Harding, un professeur d’aménagement forêt-faune au Vermont, y récapitule les évènements des dernières décennies dans l’aménagement des forêts du Nord-est américain qui ont contribué à ce qu’il attrape cette maladie. Il n’en a réchappé que parce qu’elle fut rapidement diagnostiquée.
Comme le titre de son texte l’exprime, c’est vers le monde de la finance qu’il faut d’abord se tourner pour comprendre pourquoi cette maladie est en croissance. Mais il faut aussi ajouter dans l’équation un arbuste ornemental du Japon. Et finalement, on a une réflexion sur le rôle de l’aménagement forestier pour avoir des forêts en santé… et nous garder en santé !
Quand la finance bouscule l’industrie forestière
Je ne rentrerai pas dans les détails des aspects fiscaux et comptables de cette histoire (ce n’est pas du tout mon domaine). Ce qu’il faut savoir toutefois, c’est qu’elle commence en 1974 quand une loi fédérale américaine est votée pour faciliter la diversification des investissements des fonds de retraite (Federal Employee Retirement Income Security Act). En particulier, les forêts privées deviennent alors admissibles.
L’évènement-clé arrive cependant en 1986 alors qu’est votée une grande réforme fiscale (Tax Reform Act). Cette dernière profitera à plusieurs, mais pas aux compagnies forestières qui avaient un modèle d’intégration verticale, soit d’être propriétaires des forêts qui approvisionnaient leurs usines. Elles virent alors doubler leur taux de taxation. Jusqu’en 1986 la valeur « économique » des forêts était essentiellement estimée sur la base des produits qui en sortaient. À la suite de l’adoption de la réforme, c’est tout le potentiel commercial du terrain qui sera pris en compte, en particulier le potentiel immobilier, ce qui changera complètement la donne.
Parmi les gagnants des nouvelles règles fiscales, on retrouve les fonds d’investissement qui depuis la réforme se trouvent à payer beaucoup moins d’impôts sur les terrains forestiers que les industriels. Face à cette nouvelle réalité, ces derniers changèrent de modèle d’affaire en très grand nombre. Certaines compagnies, comme Weyerhaeuser, ont cessé d’être des « forestières » pour se convertir en REITs (Real Estate Investment Trusts). D’autres ont tout simplement vendu leurs forêts à des fonds d’investissement en échange de garanties d’approvisionnement.
Parmi les différents types de fonds d’investissement, les TIMOs (Timber Investment Management Organizations) sont aussi très populaires. Une différence-clé avec les REITs est que ces derniers peuvent être directement propriétaires de forêts. Les TIMOs gèrent des terrains forestiers au nom de différents propriétaires.
Si l’on s’attarde aux États limitrophes du Québec, une étude fait ressortir qu’entre 1980 et 2005, environ 9,6 millions d’hectares de forêts de ces États ont changé de main (certaines plusieurs fois). Pour donner une mesure de ces changements, ces mêmes États ont un total de 10,5 millions d’hectares de forêts !
Pour l’exemple plus précis, dans l’État du Maine, en 1994 l’industrie forestière était propriétaire de 60 % des superficies des forêts de plus de 2 000 hectares. Les fonds d’investissement n’en possédaient alors que 3 %. En mai 2005, le portrait était inversé. Les fonds possédaient désormais près du tiers de ces forêts pendant que la part de l’industrie avait chuté à 16 %. L’étude notait aussi une tendance à une augmentation du nombre de propriétaires et à la fragmentation des forêts. Cette évolution est présentée à la Figure ci-dessous. (note : je n’ai pas trouvé d’étude aussi complète plus récente)
Épine-vinette et tiques : la combinaison parfaite
Tout cela eut des conséquences en forêt. Comme le note M. Harding, il y a une différence « significative » dans l’aménagement d’une forêt selon qu’il s’agit d’une compagnie qui vise à approvisionner ses usines ou un investisseur qui mise avant tout sur la vente de terrains pour le développement immobilier.
« Pour le meilleur ou pour le pire », M. Harding rappelle que les compagnies forestières avaient pour intérêt premier de maximiser la productivité de leurs forêts. Cela impliquait que les arbres non commerciaux et les espèces envahissantes étaient méthodiquement gardés sous contrôle (coupes, herbicides…) Mais avec les fonds d’investissement, l’aménagement est devenu beaucoup moins méthodique et intense et les processus naturels ont plus facilement libre cours. Or, cela a aussi bénéficié à une espèce introduite comme l’épine-vinette de Thunberg (Japanese barberry — Berberis thunbergii).
Ce populaire arbuste ornemental a été importé du Japon aux États-Unis de 1875 jusque dans les années 1990. Le problème est qu’il s’est « échappé » en forêt où il a trouvé des conditions écologiques tellement bonnes à son installation qu’il a remplacé des espèces indigènes. Il est aujourd’hui considéré comme « envahissant ». Mais surtout, par la densité de son feuillage qui conserve l’humidité, il s’avère un abri de choix pour les tiques qui transmettent la maladie de Lyme (elles détestent le temps sec). De plus, ses branches sont à la hauteur parfaite pour leur permettre de sauter sur les jambes des humains ou les pattes d’animaux. Donc, le bonheur total (pour les tiques).
Dans le contexte de l’ancien modèle d’affaire de foresterie industrielle intégrée verticalement, l’épine-vinette de Thunberg n’aurait pas eu la vie aussi facile. Mais en souhaitant maximiser la valeur financière des terrains forestiers, l’État américain a malencontreusement créé des conditions propices à sa dissémination… et à celle de la maladie de Lyme.
Pendant ce temps en Allemagne
Cette histoire sur le rôle de l’aménagement forestier pour maintenir une forêt en santé, m’en a rappelé une autre que j’avais lue dans les débuts du blogue. Pour une raison que j’ignore, je n’en avais jamais parlé (mea culpa). Mais voici venu le moment idéal !
Il s’agit d’une entrevue avec M. Peter Kolb, professeur de foresterie au Montana, qui relatait ses 5 mois en Allemagne pour étudier les effets à long terme de l’aménagement forestier sur les épidémies de dendroctones (pour la référence, voir note en fin de chronique). Comme ce professeur le rappelle, l’Allemagne c’est 300 ans d’aménagement forestier (scientifique) sans compter des milliers d’années d’utilisation des forêts. Et ce qu’il avait constaté l’avait « renversé » (astounded).
Il avait pu noter que, malgré la présence de nombreuses espèces de dendroctones et d’une foresterie qui a pour principale essence productive l’épinette de Norvège (un hôte de choix pour les dendroctones), les forêts allemandes étaient plus productives que jamais et dépourvues d’épidémies. Cet exploit était dû au fait que les arbres rendus vulnérables à ces insectes à la suite d’une perturbation étaient coupés et transformés dans un délai de trois mois.
Il avait aussi pu constater une exception à ce modèle : le Parc national de la Bavière. Dans ce parc de 105 000 hectares, il n’y avait pas d’aménagement forestier et, au moment de son séjour (en 2009), une épidémie de dendroctones avait tué 80 % des arbres sur 60 % de la superficie. Comme elle menaçait de s’étendre aux forêts privées avoisinantes, le gouvernement de la Bavière avait donné son autorisation pour que des mesures soient prises pour la contrôler.
En conclusion
L’aménagement forestier a souvent le mauvais rôle dans les médias alors qu’il est mis en opposition à d’autres valeurs « sensibles » comme le caribou forestier ou la récréation. Pourtant, dans le contexte d’une lutte au réchauffement climatique causé par des gaz à effet de serre, une économie basée sur le bois (capteur de CO2) est une de nos options les plus écologiques.
Dans cette optique, l’aménagement forestier a un rôle de premier plan à jouer pour garder les forêts productives et en santé. Et comme on a pu le constater, l’effort d’aménagement peut aussi avoir des effets directs sur la santé humaine.
Mais ces deux histoires illustrent aussi une grande leçon : pour profiter des effets positifs de l’aménagement forestier, il faut un très fort et stable engagement à long terme sur le terrain. On ne peut miser seulement sur les grandes stratégies et la multiplication des plans. À prendre en note donc.
Pour en savoir plus :
Bark beetles, Germany, and active forest management: an interview with Peter Kolb, The Forestry Source (août 2009, vol 14 : 8) — anciennement, cette revue était consultable en ligne, mais cela ne semble plus le cas. J’ai demandé une version pdf de ce numéro à l’éditeur. Sur la base de mes expériences passées, ce ne devrait pas être un problème. Je la partagerais donc dès que je l’obtiendrais.
Changing timberland ownership in the northern forests and implication for biodiversity (2005) — j’insiste sur cette étude, car elle va beaucoup plus loin que les quelques statistiques que j’en ai tiré !
The rise of the tick (2013) — le titre résume bien !
Forestland ownership changes in the United States and Sweden (2012), Forest Policy and Economics — pour mieux comprendre les implications des changements aux règles comptables et financières
Très intéressant comme article! Est-ce que le lien entre l’Épine-Vinette et les populations de tiques a été démontré ou il s’agit d’une hypothèse?
Merci : )
Il est reconnu que cet arbuste offre de très bonnes conditions d’habitat pour la tique qui transmet la maladie. Donc, si sa population s’accroît…