La Loi sur les ingénieurs forestiers et le sens des mots
Aux États-Unis, les recours légaux contre les politiques forestières ou projets de coupes sont monnaie courante. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant d’apprendre que certains forestiers aient pu passer plus de temps en cour qu’en forêt durant leur carrière. Le Québec est beaucoup moins familier avec cette dynamique et, comme a pu s’en rendre compte récemment l’Ordre des Ingénieurs Forestiers du Québec (OIFQ), face à un juge le sens des mots n’a pas toujours la portée ou signification attendue.
Pour mieux mesurer la portée du dossier qui est présenté ici, il faut comprendre qu’au Québec l’aménagement forestier implique de faire appel aux ingénieurs forestiers à une étape ou une autre. Leur rôle est incontournable car il est défini dans la Loi sur les ingénieurs forestiers et leur profession est sous la supervision de l’OIFQ, lui-même agissant selon les règles définies par le Code des professions. Un individu posant un geste professionnel associé aux ingénieurs forestiers sans en être un s’expose à une amende minimale de 1500$ (article 188, Codes des professions). Bref, c’est du sérieux. Mais jusqu’où va le champ de pratique protégé des ingénieurs forestiers?
Aux sources de l’histoire
L’histoire commence en 2004 sur la Rive-Sud de Québec. Un déraillement de train du Canadien National provoque un déversement d’essence et de diesel dans un secteur de 1,7 hectare situé dans une tourbière nommée la Grande-Plée Bleue. Suite à ce déversement qui causa des dommages sur des terrains forestiers privés, un arboriculteur fut appelé comme expert par les propriétaires pour établir le montant des dommages à réclamer. Il utilisa pour cela une méthode reconnue par la Société Internationale d’Arboriculture-Québec inc (SIAQ). L’OIFQ poursuivit l’arboriculteur car il considérait que les actions de ce dernier avaient consisté en la réalisation d’un inventaire forestier et l’évaluation du fonds et de la superficie d’une forêt; deux tâches légalement dédiées à l’ingénieur forestier.
En décembre 2009, un juge de la Cour du Québec débouta complètement l’OIFQ. Faisant appel en Cour supérieure en 2010, l’OIFQ fut là aussi presque totalement débouté. Ne baissant pas les bras l’OIFQ porta sa cause en Cour d’appel (plus haute Cour au Québec) en 2011 mais sans plus de succès. À souligner que les juges de la Cour supérieure et de la Cour d’appel n’ont pas refait le procès. Dans le premier cas, le juge avait pour rôle d’estimer si son confrère de premier instance avait émis un jugement déraisonnable eu égard à la preuve ou s’il avait commis une erreur de droit qui aurait pu modifier le jugement. La Cour d’appel ne devait quant à elle que se prononcer que sur des questions de droit.
Des définitions en cour
Les causes de l’échec de l’OIFQ ont principalement tenu aux définitions associées aux termes « inventaire forestier » et « fonds forestier »; des définition incidemment tirées du Dictionnaire de la foresterie et du Manuel de la foresterie, deux documents produits sous l’égide de l’OIFQ. La définition de « superficie » n’a pas été un enjeu car elle avait été calculée par une firme tierce. Le seul enjeu sur ce dernier point a eu trait au fait que l’OIFQ considérait que « fonds » et « superficie » devaient être considérés de pair et non séparés. L’OIFQ perdit cette contestation.
En première instance, le juge a retenu que l’inventaire forestier faisait référence à l’évaluation des volumes disponibles et leur localisation afin des les allouer le plus judicieusement possible. Il conclut que cela avait peu à voir avec le fait de « déterminer le nombre, l’espèce et la taille des végétaux ligneux détruits ou endommagés, en vue d’évaluer le coût de leur remplacement pour remettre le site dans sa condition d’origine ». Il fit aussi référence à des informations tirées des Archives nationales du Québec pour noter que l’interprétation historique allait dans le même sens. En Cour supérieure, le juge fit de plus référence aux différents types d’inventaires forestiers pratiqués au Québec tels que définis par le Manuel de Foresterie pour noter qu’aucun des différents types d’inventaires ne pouvait être associé aux gestes posés par l’arboriculteur.
Pour le fonds forestier, le juge de première instance s’est aussi référé au Manuel de foresterie pour retenir la définition « capacité d’un sol à produire et à supporter une forêt ». Il en conclut que, là aussi, cela ne correspondait pas aux gestes posés par l’arboriculteur. Une conclusion à laquelle en vint aussi le juge de la Cour supérieure en recoupant la définition retenue par le juge en première instance et celle du Dictionnaire de foresterie.
Qu’est-ce qu’une forêt?
En parallèle aux deux points qui étaient l’objet central de la poursuite, la réflexion sur la définition et la portée d’un terme très commun en foresterie vint brouiller les cartes, soit le mot « forêt ». « Qu’est-ce qu’une forêt? » fut l’objet d’une réflexion de la part du juge en première instance; une interrogation issue du fait que la forêt est (naturellement…) au coeur de la Loi sur les ingénieurs forestiers. Se basant sur des définition usuelles, il retint comme définition de base qu’une forêt était « une vaste étendue de terrain couverte ou peuplée principalement d’arbres ». En conjonction avec la Loi sur les ingénieurs forestiers, il poussa sa réflexion à estimer que la forêt était « une ressource apte à produire du bois ou de la matière ligneuse et non pas simplement comme un territoire paré ou ornementé d’arbres (…) ». En fait, il estima que le territoire de 1,7 hectare dont il était question faisait beaucoup plus référence à la définition « d’aire boisée » définie dans le Manuel de foresterie (chapitre: Évaluation forestière; section: Évaluation des arbres à caractère ornemental)[note: le juge se base sur la première édition mais les mêmes informations se retrouvent dans la deuxième]. Le juge fit d’ailleurs ressortir qu’il était fait référence dans cette section à la SIAQ, soit la Société dont était membre l’arboriculteur.
Parmi ses points d’appel, l’OIFQ contesta vigoureusement l’association entre « forêt » et « exploitation » du juge de première instance. C’est le seul point sur lequel le juge de la Cour supérieure leur donna raison. Il estima toutefois que cela ne changeait rien au verdict et, qu’au demeurant, à partir du moment où une forêt est « une région relativement grande ou du moins étendue », est-ce que cela pouvait s’appliquer à une zone de 1,7 hectare ?
La Cour d’appel, dont le rôle ici était de statuer seulement sur des questions de droit, se contenta d’estimer que le juge de la Cour du Québec avait eu raison de « déterminer que l’intimé n’avait accompli aucun des actes réservés à la compétence exclusive des ingénieurs forestiers ou, à tout le moins, que l’intimé doit bénéficier du doute raisonnable ». La Cour d’appel conclut aussi que le juge de la Cour supérieure avait eu raison de rejeter l’appel. L’OIFQ s’estima toutefois heureux de ce jugement car les juges de la Cour d’appel n’avaient pas tranché quant à savoir si le champ de pratique des ingénieurs forestiers se cantonnait à des forêts « exploitables » (juge de première instance).
Leçons à tirer
Aux États-Unis, le sens et la portée des mots utilisés dans l’aménagement des forêts sont régulièrement disséqués par des juges et des politiques complètes peuvent être défaites en cour. Dans un contexte où l’OIFQ a enclenché un processus pour redéfinir la profession d’ingénieur forestier et, considérant l’expérience de nos voisins du sud et celle relatée dans cette cause, la réflexion sur les sens des mots qui seront utilisés devrait être incontournable.
Sources :
Jugement de la Cour supérieure
Le jugement de la Cour du Québec (1ère instance) n’est pas disponible via internet. Il m’a été fourni par l’OIFQ.
Photo :
M. Anctil, Consolidated Paper Corporation Ltd