L’aménagement forestier au Pays des paradigmes
Les articles qui amènent notre réflexion beaucoup plus loin que leur objectif de base sont certainement parmi mes préférés. C’est le cas de celui de M. Andrew Park dans le numéro de mai/juin 2011 de Forestry Chonicle.
Sous le titre Beware paradigm creep and buzzword mutation, il nous détaille la voie de perdition dans laquelle ont tendance à s’engager les paradigmes, particulièrement ceux du développement durable et de résilience. Cette vision des choses qu’il a établi en modèle (paradigm creep and buzzword mutation -PCBM), repose sur l’idée-maîtresse que les paradigmes ont tendance à connaître des mutations dans leurs définitions au point de vouloir tout dire et n’importe quoi en même temps. Le paradigme va alors devenir Le mot à la mode (buzzword) utilisé par tous et chacun et même par des groupes avec des intérêts totalement opposés aux enjeux à la base du développement du paradigme. C’est cette mécanique qui a, à ses yeux, amené le concept de développement durable à perdre tout intérêt (useless) comme philosophie de développement.
Ma réflexion a commencé à dévier en pensant à l’avènement de l’aménagement écosystémique au Québec, un “ évènement ” que j’ai vécu dans le cadre de mon doctorat. Commencé sous les auspices du développement durable mon doctorat a fini sous ceux de l’aménagement écosystémique. Essayant d’intégrer ce paradigme dans ma réflexion, j’ai d’abord butté sur le fait qu’il était difficile d’avoir une définition claire qui soit également intelligible pour chacun. De plus, en écho à l’article de M. Park, j’ai été frappé de voir à quel point tous et chacun en sont venus à se réclamer de l’aménagement écosystémique. M. Park fait d’ailleurs une amusante analogie à Humpty Dumpy d’Alice aux pays des merveilles pour exprimer l’idée que quand un mot peut dire n’importe quoi, il ne veut plus rien dire.
Dans un deuxième temps, ma réflexion s’est plus largement étendue à la place des paradigmes (résilience, aménagement écosystémique,…) dans l’aménagement des forêts. J’en suis revenu à l’article de M. Baskerville que j’avais présenté plus tôt cette année concernant les bases de l’aménagement forestier. Un élément-clé que j’avais synthétisé :
“ Un bon aménagement forestier devrait s’articuler autour du fait qu’il y a un responsable clairement identifié avec une connaissance intime de la dynamique naturelle de cette forêt; qu’une vision de la structure future de cette forêt a été établie; qu’une stratégie pour atteindre cette structure a été définie ainsi qu’un système de suivi assurant les ajustements en cours de route ”.
Des idées “ simples ”, très loin dans leur conception de la complexité que l’on peut retrouver lorsque l’on parle de résilience ou d’aménagement écosystémique, mais qu’il serait pourtant prétentieux de dire que nous maîtrisons.
Peut-on apprendre à jongler avec sept balles si nous avons de la difficulté à le faire avec trois? C’est pourtant ce que présupposent les différents paradigmes qui émaillent à tour de rôle le monde forestier. Et si ce sont des principes d’aménagement beaucoup plus larges dans leur vision que le “ simple ” aménagement forestier, sommes-nous plus avancés s’il n’est pas clair que tout le monde parle de la même chose? Cela, sans compter la complexité inhérente à la mise à oeuvre terrain de ces différents paradigmes.
Il m’apparaît que l’aménagement forestier “ de base ” devrait être le centre de nos efforts et le seul “ paradigme ” dans une Loi. Les paradigmes d’aménagement écosystémique, résilience, (…) devraient “ simplement ” refléter les valeurs sociales du moment. Des valeurs que les aménagistes seraient tenus d’intégrer dans leur aménagement forestier. Si les valeurs de la société vont changer, entraînant par le fait même des changements de paradigmes, la nécessité de faire un bon aménagement “ de base ” va quant à elle toujours rester. Une base qui s’avère en fait la fondation pour réussir l’implantation des “ paradigmes du jour ”.
Si les paradigmes occupent cependant autant d’espace dans nos débats et réflexions malgré leur caractère diffus et parfois éphémères, c’est qu’ils sont peut-être le symptôme du fait que les aménagistes forestiers sont rares au Québec, particulièrement en forêt publique. Combien existe-t-il de professionnels personnellement responsables d’une forêt sur le long terme? Des professionnels qui connaissent intimement leur forêt, pas seulement en référence à des bases de données ou quelques études scientifiques. Il en existe certainement très peu, ce qui laisse la place aux paradigmes pour occuper tout l’espace quand vient le temps de discuter aménagement forestier. Mais tant que l’on continuera à mettre autant d’efforts à jongler avec sept balles avant d’être bons avec trois, j’ai de sérieux doutes sur les résultats concrets de nos efforts.