Histoire et caribou forestier : Le Plan de rétablissement qui se trompait d’espèce
Quatrième texte de la série Les Chroniques du caribou.
Ce texte devait porter exclusivement sur le caribou forestier (Rangifer tarandus caribou). J’allais m’appuyer sur une précédente chronique pour explorer plus à fond l’état de sa situation dans le contexte de l’arrivée des premiers colons européens au Québec au début du 17e siècle. Pour cela, j’ai lu (ou relu) les textes de cinq chroniqueurs de l’époque (Champlain, Sagard…).
Or, plus je lisais… moins j’en avais à dire sur le caribou forestier.
Il y avait des caribous forestiers. C’est clair. Mais ce n’était assurément pas l’abondance. Et les nations autochtones qui auraient dû s’y intéresser le plus, comme les Montagnais (Innus), n’en faisaient manifestement pas grand cas.
Dans ce contexte, essayer de parler du caribou forestier à cette époque m’amenait surtout à parler des autres espèces, bien plus présentes. Et… pourquoi pas? Le caribou forestier a pris tellement de place dans nos enjeux de biodiversité que l’on en oublie qu’il y a un monde qui existe autour. Et qu’il y a aussi une histoire que l’on connaît très mal. Au point même qu’il s’avère que nos efforts de rétablissement du caribou forestier devraient plutôt être orientés vers une autre (sous-) espèce.
Les chroniqueurs de la Nouvelle-France
Les cinq chroniqueurs de l’époque dont je rapporte les écrits sont Samuel de Champlain, le récollet Gabriel Sagard, les jésuites Paul Lejeune et François-Xavier de Charlevoix et, finalement, le fondateur de Boucherville, Pierre Boucher. Les livres associés sont les suivants :
- Boucher, Pierre : Histoire véritable et naturelle des mœurs et productions du pays de la Nouvelle-France vulgairement dite le Canada, 1664 (Édition 2014, Septentrion)
- Champlain, Samuel de : dans Les Œuvres complètes de Champlain (Édition 2019, Septentrion)
- Charlevoix, François-Xavier de : Journal d’un voyage fait par ordre du roi dans l’Amérique septentrionale, 1744 (Édition 1994, Les Presses de l’Université de Montréal)
- Lejeune, Paul : Un Français au « Royaume des bestes sauvages», 1634 (Édition 2009, Lux)
- Sagard, Gabriel : Le grand voyage du pays des Hurons, 1632 (Édition 2007, Bibliothèque Québécoise)
À souligner qu’à l’exception de l’ouvrage de Sagard que je possède, tous les autres ont été empruntés à la bibliothèque de l’Université Laval. Ils sont donc facilement accessibles.
Aussi, les chercheurs supervisant les éditions ont modernisé le français de l’époque à différents degrés. Dans tous les cas j’ai retranscrit les citations comme telles. Je n’ai fait aucune retouche aux textes. Donc, si par exemple il n’y a pas d’accents là où vous en attendriez ou que la ponctuation semble bizarre, c’est simplement que le texte était écrit ainsi.
Quatre constats
Dans un effort de synthèse, les enseignements que l’on peut tirer de ces écrits concernant la présence et la répartition du caribou forestier et autres animaux ont été regroupés en quatre grands constats.
L’orignal, «le plus commun et le plus universel de tous les animaux de ce pays»
Une évidence qui ressort de tous les écrits est l’ultra-présence de l’orignal (ou «élan»).
La formule utilisée pour ce constat est tirée d’un extrait du livre de Pierre Boucher :
Commençons donc par le plus commun et le plus universel de tous les animaux de ce pays, qui est l’élan, qu’on appelle en ces quartiers-ci original [éditeur : coquille] : ils sont plus grands d’ordinaire que de grands mulets, et ont à peu près la tête faite de même. […]
— Boucher, p. 54
Le frère récollet Gabriel Sagard faisait le même constat suite à son hiver en Huronie, dans le secteur des Grands Lacs, en 1623-24 :
Les élans ou orignaux sont fréquents en la Province de Canada et forts rares à celle des Hurons, d’autant que ces animaux se tiennent et retirent ordinairement dans les pays plus froids et remplis de montagnes […]
Pour l’élan, c’est l’animal le plus haut qui soit après le chameau, car il est plus haut que le cheval. […] C’est la plus abondante manne des Canadiens, après le poisson, de laquelle ils nous faisaient quelquefois part.
— Sagard, p. 318-19
Chez Champlain, quoique je n’ai pu noter de passage où il se prononce sur l’abondance relative des espèces, l’orignal ressort comme un animal faisant partie du quotidien des Premières Nations (contrairement au caribou). Les deux citations suivantes sont tirées du compte-rendu de son premier voyage au Canada en 1603. La première…
Tous ces peuples [Algonquins, Montagnais et Etchemins], ce sont des gens bien proportionnés de leur corps, sans aucune difformité. Ils sont dispos, et les femmes bien formées, remplies et potelées, de couleur basanée, à cause de la quantité de certaine peinture dont ils se frottent, qui les fait devenir olivâtres. Ils sont habillés de peaux. Une partie de leur corps est couverte, et l’autre partie découverte. Mais l’hiver ils remédient à tout, car ils sont habillés de bonnes fourrures, comme d’orignal, de loutre, de castor, de loup-marin, de cerf et de biche qu’ils sont en quantité.
— Champlain, p. 183
À noter ici que, me fiant aux autres auteurs, le « cerf » réfère probablement au wapiti de l’Est (Cervus canadensis canadensis) et la « biche » au cerf de Virginie (Odocoileus virginianus). [note : l’appellation scientifique du wapiti de l’Est a évolué, comme vous noterez plus loin]
La seconde citation :
Aussitôt que nous fûmes arrivés à Tadoussac, nous nous embarquâmes pour aller à Gaspé, qui est distant dudit Tadoussac d’environ 100 lieues. Le treizième jour dudit mois [juillet], nous rencontrâmes une troupe de Sauvages qui étaient cabanés du côté du sud, presque au milieu du chemin de Tadoussac à Gaspé. Leur sagamo, qui les menait, s’appelle Armouchides [éditeur : probablement micmac], qui est tenu pour l’un des plus avisés et hardis qui soit entre les Sauvages. Il s’en allait à Tadoussac pour troquer des flèches et chairs d’orignal, qu’ils ont, pour des castors et martres, des autres Sauvages montagnais, etchemins et algonquins.
— Champlain, p. 202
Cette grande présence de l’original, assurément couplée au fait que c’est un gros animal avec beaucoup de viande, en faisait une proie de choix. En particulier chez une nation nomade comme les Montagnais (Innus) qui, littéralement, en rêvaient.
L’orignal, les Montagnais (Innus) en rêvaient
Pour la petite parenthèse, si l’appellation Innus est plus en usage de nos jours, pour rester dans le contexte du 17e siècle, dans ce texte je vais continuer avec l’appellation Montagnais.
Les extraits qui suivent sont tirés de la Relation de 1634 du jésuite Paul Lejeune. En avant-propos, les éditeurs mentionnent que : Si vous ne deviez lire qu’une seule de ces «Relations », c’est sans doute celle de 1634 qu’il faudrait choisir (p. i).
Le fait est que Paul Lejeune a vécu une expérience hors du commun en hivernant avec les Montagnais entre novembre 1633 et avril 1634. Son but était d’apprendre la langue pour mieux les christianiser. Ce sera globalement un échec, mais son aventure n’en restera pas moins passionnante. D’autant plus que si plusieurs explorateurs, missionnaires, vont surtout aller vers le sud et les Grands Lacs, Paul Lejeune va passer l’hiver dans ce qui est aujourd’hui la région du Bas-Saint-Laurent.
Les deux premiers extraits sont liés aux croyances des Montagnais, soit :
Ils ont en outre une grande croyance à leurs songes, s’imaginans que ce qu’ils ont veu en dormant doit arriver, & qu’ils doivent executer ce qu’ils ont resvé […] Nos Sauvages me demandoient quasi tous les matins : n’as-tu point veu de Castors, ou d’Orignac en dormant […]
— Lejeune, p. 52
Et…
De plus, ils croyent qu’il y a certains Genies du jour, ou Genies de l’air, ils les nomment Khichikouai du mot Khichikou qui veut dire le jour & l’air. Les Genies, ou Khichikouai, connoissent les choses futures, ils voyent de fort loing; c’est pourquoy les Sauvages les consultent, non pas tous mais certains jongleurs, qui sçavent mieux bouffonner & amuser ce peuple que les autres [note : Lejeune est souvent méprisant envers les croyances montagnaises]. Je me suis trouvé avec eux quand ils consultoient ces beaux Oracles, voici ce que j’en ay remarqué.
Sur l’entrée de la nuict, deux ou trois jeunes hommes dresserent un tabernacle au milieu de nostre Cabane, ils planterent en rond six pieux fort avant dans la terre, & pour les tenir en estat, ils attacherent au haut de ces pieux un grand cercle qui les environnoit tous […]
En fin apres mille cris & hurlements, apres mille chants, après avoir dancé & bien esbranlé ce bel edifice, les Sauvages croyans que les Geniés ou Kichikouai estoient entrez, le Sorcier les consulta […]
Apres ces interrogations, on demanda à ces beaux oracles s’il y auroit des Eslans ou Orignaux, & en quel endroict ils estoient; ils repartirent ou plutost le jongleur, contrefaisant toujours sa voix, qu’ils voyoient peu de neige & des orignaux fort loing, sans determiner le lieu, ayant bien cette prudence de ne se point engager.
— Lejeune, p. 40-41 et 43-44
Finalement, un dernier extrait qui explicite la philosophie de vie des Montagnais à cette époque :
Or je veux dire que nos Sauvages Montagnais & errans […] ils ne pensent qu’à vivre; ils mangent pour ne point mourir, ils se couvrent pour banir le froid, non pour paroistre, la grace, la bien-seance, la connoissance des arts, les sciences naturelles, & beaucoup moins les veritez surnaturelles, n’ont point encore de logis en cét hemisphere, du moins en ces contrées. Ce peuple ne croit pas qu’il y ait autre science au monde, que de vivre & de manger, voila toute leur Philosophie. Ils s’estonnent de ce que nous faisons cas de nos livres, puisque leur connoissance de nous donne point dequoy bannir la faim, ils ne peuvent comprendre de ce que nous demandons à Dieu en nos prieres. Demande luy, me disoient ils, des Orignaux, des Ours & des Castors, dis luy que tu en veux manger […]
— Lejeune, p. 138
Comme on peut le noter de ces extraits, l’orignal était au cœur de la culture des Montagnais. Le caribou forestier? Il y a des évidences qu’ils en mangeaient. Ce n’était cependant pas une chasse prioritaire, plus une chasse opportuniste. Ce qui est détaillé au constat suivant.
Le caribou forestier, chasse opportuniste
Je vais débuter cette section, en citant toutes les occurrences que j’ai pu noter où Lejeune fait référence au caribou forestier. En soi, que je prenne cette liberté pour un livre de quelque 250 pages est très indicateur de sa « présence ». Je n’aurais pu faire de même avec tous les passages où l’orignal est mentionné.
Entre les animaux terrestres ils ont les Elans, qu’on appelle ordinairement icy des Orignaux, des Castors, que les Anglois nomment des Bievres [«beavers»], des Caribous, qualifiez par quelques un asnes Sauvages : il ont encore des Ours, des Blereaux, des Porcs épics, des Renards, des Lievres, des Siffleurs [marmotte] ou Rossignols, c’est un animal plus gros qu’un Lievre; ils mangent en outre les Marthes, & des Ecurieux de trois especes.
— Lejeune, p. 105 et 107
Aussi, dans un chapitre intitulé De leurs festins, où il est décrit les protocoles entourant le partage de la nourriture, il y a le passage qui suit :
Il presente ordinairement la chair au bout d’un baston, nommant la piece ou la partie de l’animal qu’il donne, en cette façon; si c’est la teste d’un Castor, ou d’Asne sauvage [caribou], ou d’un autre animal, il dira Nichta koustigouanime; mon cousin, voilà ta teste […]
— Lejeune, p. 117
Dans un chapitre subséquent, on retrouve un petit résumé des efforts de chasse hivernaux :
Le douziesme de Novembre nous commençasmes en fin d’entrer dedans les terres, laissans nos Chaloupes & nos Canots, & quelqu’autre bagage dans l’Isle au grand nom [du côté de Saint-André-de-Kamouraska], de laquelle nous sortismes de mer basse, traversans une prairie qui la separe du continent : jusques icy nous avons fait chemin dans le pays des poissons, tousjours sur les eauës, ou dans les Isles, doresnavant nous allons entrer dans le Royaume des bestes sauvages, je veux dire de beaucoup plus d’estenduë que toute la France.
Les Sauvages passent l’hyver dedans ces bois, courans çà & là, pour y chercher leur vie; au commencement des neiges ils cherchent le Castor dans des petits fleuves, & le Porc-espic dans les terrres, quand la neige est profonde il chassent l’Orignac & au Caribou, comme j’ay dit.
— Lejeune, p. 194
Toutefois, dans un chapitre intitulé De leur chasse & de leur pescherie (p. 121-135), Lejeune fait une liste assez exhaustive des espèces d’intérêt pour les Montagnais et comment ils les tuent et les apprêtent. La voici, en ordre d’apparition des espèces :
👉 Orignal, castor, porc épic, ours, lièvre, oiseaux (outardes, canards), pêche (en général) dont le saumon, anguille, loup marin, marmotte, mouffette, écureuils-volants, oiseau-mouche.
… Mais pas de caribous ou «d’asnes sauvages ».
De même, dans un chapitre intitulé Des viandes & autres mets dont mangent les Sauvages, il conclut avec ce paragraphe :
Disons pour conclusion de ce poinct, que les Sauvages avec tant d’animaux, tant d’oiseaux & de poissons, sont quasi tousjours affamez; la raison est, que les oiseaux & les poissons sont passagers, s’en allant & retournant à certain temps, & avec cela ils ne sont pas trop grands gybboyeurs, & encore moins bons ménagers, car ce qu’ils tuent en un jour ne void pas l’autre, excepté l’Elan et l’Anguille, dont ils font secherie quand ils en ont en grande abondance, si bien que pendant le mois de Septembre & Octobre, ils vivent pour la pluspart d’anguilles fresches en Novembre, Decembre, & souvent en Janvier, ils mangent leurs anguilles boucanées, & quelques Porcs epics qu’ils prennent pendant les petites neiges, comme aussi quelques Castors s’ils en trouvent. Quand les grandes neiges sont venuës, ils mangent l’Orignac frais, ils le font seicher pour se nourrir le reste du temps jusques en Septembre, avec quelques oiseaux, quelques Ours & Castors qu’ils prennent au Printemps & pendant l’Esté : Or si toutes ces chasses ne donnent point (ce qui arrive que trop souvent pour eux) ils souffrent grandement.
— Lejeune, p. 109
Encore là, il ressort clairement que le caribou ne faisait pas partie des habitudes des Montagnais. Mais il était là. Et si l’opportunité s’y prêtait, ils le chassaient. Mais seulement «si».
De la logique de ne pas miser sur le caribou forestier
Ici, il convient de faire un petit aparté pour détailler les raisons qui expliciteraient le manque d’intérêt des Montagnais pour le caribou forestier.
Transportez-vous au 17e siècle. Là, imaginez-vous en hiver avec des raquettes aux pieds, une lance ou un arc et des flèches à la main, technologie toujours version 17e siècle. Alors qu’il y a beaucoup de neige accumulée, vous avez le choix de courir après un caribou forestier ou un orignal. Or, ce dernier est plus gros (+ de viande) en plus de ne pas avoir autant d’aisance que le premier pour se déplacer dans la neige. À la poursuite de quel animal mettrez-vous votre énergie?
Lorsqu’on lit la Relation de Paul Lejeune, on peut vraiment prendre la mesure du fait qu’il fallait être «fait fort» pour vivre comme les Premières Nations, en particulier un peuple nomade comme les Montagnais. La famine guettait. Un mauvais hiver (peu de neige) était synonyme de catastrophe. Donc, il fallait à la fois être très opportuniste (manger tout ce qui passait) et ne pas chercher à dépenser son énergie sur une espèce qui n’était à l’évidence pas des plus abondantes, qui se tenait plus loin des humains et qui était particulièrement adaptée à se déplacer dans la neige.
Concernant l’abondance historique du caribou forestier, l’extrait qui suit, tiré du Journal de Charlevoix, va dans le sens des déductions que l’on peut faire au fil des lectures des cinq chroniqueurs de la Nouvelle-France.
Le «vrai pays» du caribou : le Grand Nord
Pour le contexte, le Journal de François-Xavier de Charlevoix tient en 36 lettres datées de 1720 à 1723. Cela couvre tout son voyage, de son départ de la France vers le Canada jusqu’à la Louisiane en passant par les Grands Lacs et son retour en France. Pour autant, il y a de bonnes raisons de penser que le tout a été écrit quelque 20 ans après son voyage (publication en 1744). Dans les notes d’introduction, le chercheur qui a supervisé l’édition de 1994 aux Presses de l’Université de Montréal mentionne même :
Dans le Journal, l’apport documentaire tiré d’ouvrages publiés ou de textes manuscrits l’emporte sur les notes prises en cours de route. À la limite, Charlevoix aurait pu écrire son Journal sans quitter Paris.
— Charlevoix, p. 41-42
Mais, à défaut de représenter un vrai Journal d’exploration, la valeur de l’ouvrage de Charlevoix a tenu en ce qu’il a présenté une synthèse des connaissances de l’époque. C’est dans cette optique qu’il faut lire la citation suivante tirée de sa septième lettre «datée» de mars 1721.
Le Cerf en Canada est absolument le même, qu’en France, peut-être communément un peu plus grand [éditeur : il s’agit du wapiti, Cervus elaphus]. Il ne paroit pas que les Sauvages l’inquietent beaucoup. Je ne trouve pas du moins qu’ils lui fassent la guerre dans les formes, & avec appareil. Il n’en est pas de même du Caribou. C’est un Animal un peu moins haut que l’Orignal, qui tient plus de l’Asne, que du Mulet pour la figure, & qui égale pour le moins le Cerf en agilité. Il y a quelques années, qu’il en parut un sur le Cap aux Diamans, au-dessus de Quebec; il fuyoit apparemment des Chasseurs, mais il s’apperçut bientôt qu’il n’étoit pas en lieu sûr, & il ne fit presqu’un saut de-là dans le Fleuve. C’est tout ce qu’auroit pu faire un Chamois dans les Alpes. Il passa ensuite le Fleuve à la nâge avec la même célérité, mais il n’y gagna rien. Des Canadiens, qui alloient en Guerre, & qui étoient campés vers la Pointe de Levi, l’ayant apperçu, l’attendirent à son débarquement, & le tuerent. On estime fort la Langue de cet Animal, dont le vrai Pays paroît être aux environs de la Baye d’Hudson. Le sieur [Nicolas] Jéremie, qui a passé plusieurs anneés dans ces Quartiers Septentrionnaux, dit qu’entre la Riviere Danoise & le Port Nelson pendant tout l’Eté il en passe des quantités prodigieuses, qui, chassés des Bois par les Maringouins & les Tons, viennent se rafraîchir au bord de la Mer, & que dans l’espace de quarante ou cinquante lieuës [1 lieue ≈ 5 km], on en rencontre continuellement des Troupeaux de dix mille au moins.
Il paroît que le caribou n’a jamais beaucoup peuplé dans les lieux les plus fréquentés du Canada; mais les Orignaux y étoient par-tout à foison, lorsque nous découvrimes ce Pays; & ils pouvoient faire un objet pour le Commerce, & une douceur pour la Vie, si on les avoit mieux ménagés. C’est ce qu’on n’a point fait; & soit qu’à force d’en tuër, on en ait apauvri l’espece; soit qu’en les effarouchant, on les ait obligés de se retirer ailleurs, rien n’est plus rare aujourd’hui.
— Charlevoix, p. 319-21
Mettons maintenant en perspective ces quatre constats avec le Plan de rétablissement du caribou forestier 2013-2023.
L’étonnante histoire du caribou forestier le «Plan de rétablissement» qui lui est dédié
À l’arrivée des premiers Européens en Amérique, le caribou forestier était établi dans toutes les provinces canadiennes et dans la plupart des États américains voisins du Canada.
— Plan de rétablissement du caribou forestier, Avant-propos
Plus spécifiquement, il est précisé :
Le caribou forestier est un emblème de la forêt boréale et il est devenu une figure dominante de la conservation de la biodiversité de ce type de forêts en Amérique du Nord. Son aire de répartition a régressé, particulièrement dans le nord-est de ce continent, à la suite de la colonisation par les Européens. En effet, à leur arrivée en Amérique, au début du XVIIe siècle, le caribou occupait les Provinces de l’Atlantique, le nord de l’État de New York, le Vermont, le New Hampshire, le Maine ainsi que tout le sud du Québec […]
— Plan de rétablissement du caribou forestier, p. 1
Cette vision historique de la répartition du caribou forestier est associée à la carte ci-dessous.
Un point qui peut tout d’abord fort surprendre ici est qu’un postulat semble avoir été posé quant au fait que la situation du caribou forestier en 1850 était la même que celle estimée aux débuts des années 1600. Comme s’il ne s’était rien passé de notable pendant ces 200 ans…
Toutefois, aux débuts du 17e siècle, «l’emblème» de la forêt boréale c’était l’original, pas le caribou forestier. Plus encore, ce dernier n’y était à l’évidence pas très abondant. À tout le moins, pas assez pour que des nations autochtones misent sur sa présence afin d’assurer leur subsistance.
Le problème ici est que l’histoire du caribou forestier, en particulier son recul géographique entre le 17e siècle/1850 et 2012, est un puissant justificatif du Plan de rétablissement. Or, ce pilier du Plan ressemble plutôt à une fable. Dans les circonstances, la nécessité même d’un Plan de rétablissement apparaît douteuse.
Plus encore, si l’histoire doit être une valeur primordiale dans nos efforts de rétablissement de la biodiversité, ce n’est même pas le caribou forestier qui devrait être visé en priorité.
Mot de la fin : Rétablissons la sous-espèce qui a disparu
Vous aurez peut-être noté dans les citations tirées des textes historiques la présence du wapiti. L’abbé Léon Provancher y fait aussi référence dans un des premiers numéros du Naturaliste Canadien (note : il en fut le fondateur). Le texte s’intitule Les animaux qui s’éteignent…
[…] le cerf du Canada (elaphus Canadensis; le wapiti) qu’on chassait autrefois sur les bords du Saint-Laurent ne se trouve plus que dans l’Ouest; le castor et l’orignal (Alces machlis) y sont déjà devenus rares; le lynx roux (Lynx rufus) ne se trouve plus à l’est du Saint-Laurent, le dindon qui était si commun sur les bords du lac Huron, ne s’y rencontre plus que très rarement, etc., etc. Il n’y a pas de doute que la guerre d’extermination qu’on fait de toutes parts à ces habitants de nos forêts, jointe aux développements de la colonisation qui leur enlève leurs retraites, aura bientôt pour résultat la disparition de plus d’une de leurs races de nos contrées, et probablement l’extinction de quelques-unes.
— Provancher 1870, p. 91
Dans le cas du wapiti de l’Est, on parle d’une sous-espèce qui a aujourd’hui disparu du Québec. Lorsque l’on fait référence au caribou forestier, on réfère à un écotype. Dans la nomenclature du vivant, l’écotype est en dessous de la sous-espèce.
Dans les circonstances, nos efforts de rétablissement de la biodiversité au Québec ne devraient-ils pas viser à rétablir une sous-espèce dont il est bien établi qu’elle a complètement disparu plutôt que d’essayer de retrouver des niveaux de populations d’un écotype toujours bien présent? Cela, d’autant plus que ces efforts sont basés sur des connaissances historiques douteuses?
Comme le dit l’adage : Poser la question…
Dans la même série :
Des caribous et des Hommes [mars 2022]
La légende de la répartition historique du caribou forestier [février 2022]
Le caribou forestier, rare par nature [août 2021]
Travail très intéressant et qui surprend étant donné les bases historiques douteuses du caribou forestier sur lesquelles le plan de rétablissement est basé. Merci.
… Plaisir! 😌
EA
Pour moi même qui vie ici au Lac St Jean.Et parle de chasse et de pêche avec les plus anciens (Canadien français) et (Montagnais) peuple que j’apprécie.
Jamais ou presque jamais personne ne parle de « la présence du caribou forestier »même quand il parle de leurs grands parents a heux.
Se texte doit faire le tour du Canada. Pour RÉVEILLER les citadins qui aime pointé du doigt les régions comme grand dévastateur.
Désolé mais si il y a quelqu’un qui a détruit quelques choses. C’est bien heux avec leurs bétons et leurs bitumes
.
L’heure n’ai pas a se pointer du doigt ou se tiré des roches mais bien de comprends que le caribou lui n’a jamais été omniprésent, sous le parallèle 52….
Merci du témoignage!
Il y a clairement un problème avec toute l’histoire officielle du caribou forestier. Elle nécessite une révision complète.
EA
il manque clairement le point de vue des Premières Nations dans cette analyse…
Si on fait juste effleurer la cosmologie innue (Papakassikw, ect.) ou le champ lexical associé au caribou, on se rend compte de sa présence et son importance dans tous les aspects de la culture.
Je ne crois pas qu’on puisse utiliser les témoignages de Lejeune ou Sagard pour nier la présence du caribou forestier sur la côte nord et non plus discréditer les inquiétudes des Premières Nations sur les conséquences culturelles de la disparition de cette animal sur leurs territoires.
De fait, Lejeune était au Bas St-Laurent.
Et il n’y a aucun doute que le caribou écotype migrateur est au coeur de la culture de plusieurs Premières Nations.
Les sérieux doutes concernent l’écotype forestier. En particulier dans le sud. Et c’est là un point central du texte.
La nécessité du Plan de rétablissement n’est pas basée sur la présence historique du caribou forestier sur la Côte-Nord. Elle est basée sur le fait qu’il y a une délimitation historique (17e siècle/1850… le plan est un peu confus sur ce point) qui couvre tout le Québec et plusieurs États américains limitrophes. Une délimitation qui n’a, en théorie, pas cessé de reculer de puis. Or, il est très difficile à partir des sources historiques de recréer cette délimitation historique. Des occurrences ponctuelles, mais pas une présence continue. Et sans ce recul historique, le Plan de rétablissement a beaucoup moins sa place.
Merci du commentaire 😌
EA
Bien que révélateur de la perception des allochtones de l’époque, je crois qu’il ne faut pas faire fit de l’histoire, même si orale, ancrée dans la mémoire des Innus. Après tout, on retrouve bien des mentions l’appellation du caribou dans leurs rythmes, traditions et appellations.
Oui c’est sûr que c’est difficile de comparer des pommes avec des pommes et des oranges avec des oranges, mais ce serait un peu méprisant, voire condescendant, de mettre l’histoire écrite allochtone sur un piédestal et faire fi de leur histoire orale. J’aurai un malaise comme allochtone à dire que le caribou n’avait pas d’importance pour leurs ancêtres, et ce, seulement en me basant sur les mentions d’ouvrages historiques allochtones. Certaines sensibilités sont à conserver vis-à-vis leur histoire et la nôtre (comme allochtones) pour une réconciliation respectueuse avec eux.
En fait, je n’ai fait que suivre les sources historiques de Plan de rétablissement du caribou forestier qui sont essentiellement des sources allochtones. Ce texte laisse plus de place à la voix autochtone que les sources historiques du Plan.
La seule chose qui est niée dans ce texte est l’idée que le caribou forestier étaient très présents partout au Québec aux premiers temps de la colonie. Le caribou migrateur était lui au coeur de la culture autochtone.
Chercher à comprendre l’histoire ne devrait pas être une question de sensibilité. Est-ce que l’on doit rejeter des sources historiques qui, en particulier, laissent une large place au regard autochtone, parce que cela ne correspond pas à la vision d’aujourd’hui? Ce serait un peu étonnant. D’autant plus que les deux visions peuvent cohabiter, mais à des périodes différentes dans le temps.
Si vous lisez mon précédent texte sur le sujet (Des caribous et des Hommes), il y a des évidences que les populations de caribous ont beaucoup augmenté entre les 17e et 19e siècle. Une augmentation qui est probablement le résultat de l’effondrement des populations autochtones à la suite de l’arrivée des Européens (maladies). Donc, au 19e siècle, selon les niveaux de populations de caribous que l’on peut estimer en fonction des sources historiques, il est fort possible que cette espèce soit devenue plus importante pour les Innus qu’elle ne l’était au 17e siècle, surtout pour les communautés les plus au sud.
L’objectif ultime ici est d’avoir le regard historique le plus juste possible sur notre histoire commune. Ce qui, il me semble, est une bonne base pour une réconciliation.