Forêt publique : sommes-nous de bons propriétaires?
Il y a les articles intéressants et il y a ceux qui sont une coche au-dessus, ceux qui deviennent un « classique » de nos références. Un gros merci à Jacques Gravel (MRNF) de me l’avoir fait découvrir.
Il s’agit de « Management of Publicly Owned Forests« , un article de M. Gordon Baskerville publié dans Forestry Chronicle en juin 1988. Un article qui pose à la fois un regard sur le passé de l’aménagement des forêts publiques au Canada et sur leur futur; un futur dans un contexte où divers gouvernements provinciaux venaient de mettre en place des politiques amenant un plus grand contrôle de l’État dans l’aménagement des forêts publiques. Cette article mériterait d’être (re)lu aujourd’hui par quiconque s’intéresse à la question de l’aménagement de nos forêts publiques. Je vais résumer au mieux.
Tout d’abord, un constat brutal : le « public », en tant que propriétaire des forêts publiques, s’est comporté en propriétaire de taudis (« slum landlords« ). Il a grandement profité des revenus de la forêt sans réinvestir dans cette dernière (l’argent servant à l’éducation, la santé, … de bonnes causes en soi!). En fait, il en arrive au chiffre ahurissant que le public a tiré un profit net de 95% de l’aménagement des forêts.
Malgré toutes les promesses, espoirs et bonnes intentions placés dans les nouvelles lois, M. Baskerville se gardait une réserve quant aux résultats de ces lois car :
1- Une loi, ce sont des mots sur du papier. Les formes qu’elle peut prendre sur le terrain vont être très diversifiées.
2- Pour prendre la pleine mesure de l’effet d’une loi sur une forêt, il faut au moins une révolution (il l’estimait à environ 80 ans).
Dans cet article, il fait aussi valoir les risques inhérents à l’aménagement d’une forêt publique, soit :
1- Le risque de surexploitation selon le concept de la « Tragédie des biens communs » (« Tragedy of the commons« ). Le principe est simple. Lorsqu’une ressource est partagée, les coûts pour produire cette ressource sont partagés. Toutefois, comme les bénéfices sont individuels, chacun retirant le plein revenu des ressources qu’il vend, il y a une tendance à surexploiter. L’exemple typique donné est celui de bergers ayant des moutons dans un champ commun. Pour un berger, ajouter un mouton à son troupeau est un gain de + 1. Toutefois, le coût d’ajouter un mouton est < 1 car il est partagé entre les différents bergers. Tous les bergers ayant cette logique, cela amène à accroître le nombre de moutons au-delà de la capacité de support du milieu. Il y a surexploitation. Le concept a été développé, conceptualisé par M. Garrett Hardin, un écologiste américain (The Garrett Hardin Society, l’article, la page Wikipédia qui lui est dédiée).
2- Que l’on fasse plus de gestion que d’aménagement des forêts, l’aménagement de forêts publiques amenant un risque de surchauffe administrative (« administrative overheat« ). C’est-à-dire que la reddition de comptes prend le dessus sur la réflexion liée à l’aménagement des forêts.
Les forestiers dans tout ça? Et bien ils ont un rôle fort ingrat, soit celui équivalent à un gérant de taudis. Il n’ont aucun pouvoir. D’un côté, ils essaient de convaincre les locataires (industrie) d’être moins destructeurs. D’un autre côté, ils essaient de convaincre le propriétaire (le public, via le gouvernment) d’investir dans sa propriété. En bout de ligne, ils finissent par se plaindre de l’attitude des deux.
Quoique M. Baskerville espérait que le concept de la « tragédie des biens communs » ne toucherait pas les forêts publiques, vingt ans après l’instauration des CAAFs (Contrats d’Approvisionnement et d’Aménagement Forestier), la Commission Coulombe a plutôt validé le concept dans les forêts publiques québécoises. Pour ce qui est des risques de surchauffe administrative, avec la reprise en main de la planification par le gouvernement et l’implication des CRÉ, CRNTT et Tables GIR, ce n’est sûrement pas un aspect qui va s’améliorer! Vingt ans plus tard, cette réflexion m’apparaît toujours très d’actualité!
C’est très bon Éric. Merci à Jacques également. La surchauffe, je la sens, je la cotoie. Mes collègues ingénieurs passent des heures à planifier, écrire des principes et ont presque complètement délaissés leur champ de pratique qui est de prescrire.
C’est toujours rafraichissant de relire Baskerville, entre autres son article sur le rendement soutenu… de quoi ? volume, qualité, habitat…
Ce qui est troublant et vrai dans cette article, tout le monde travaille sur les PAFI alors que les stratégies d’aménagement n’ont pas été conçue. Marc Ledoux et Jean Paquet seraient très déçus, ils voulaient que les ing.f. ferment leurs ordinateurs et prennent le temps de concevoir.
L’analyse de Baskerville était lucide, et la référence à la Tragedy of the commons, pertinente. Il a été un des grands forestiers universitaires du Canada.
Je ne suis pas si certain, cependant, que le rôle frustrant du forestier des dernières décennies, coincé entre l’industrie et l’État, sans véritable pouvoir pour implanter une meilleure foresterie, que décrivait Baskerville en 1988, ne changera pas avec la pleine mise en vigueur de la Loi, à partir de 2013.
Éric, tu écris que « Pour ce qui est des risques de surchauffe administrative, avec la reprise en main de la planification par le gouvernement et l’implication des CRÉ, CRNTT et Tables GIR, ce n’est sûrement pas un aspect qui va s’améliorer! »
Et pourquoi donc ? Je soupçonne une certaine défiance vis-à-vis des fonctionnaires, défiance largement et injustement entretenue par le monde industriel, et étonnamment, par certains entrepreneurs de services de chasse et pêche. Je partage assez peu ce point de vue. Il fallait que l’État reprenne en main la gestion de nos forêts, justement pour éviter que cette tragédie des communs se poursuive.
Cependant, nous sommes plusieurs à penser que le grand changement raté du nouveau régime forestier est celui de l’abandon de l’idée de confier l’aménagement forestier aux Sociétés forestières régionales que proposait le ministre Béchard. Si le gouvernement avait eu le courage d’aller jusqu’au bout de cette proposition, on aurait pu développer une véritable expertise régionale en aménagement des forêts en regroupant dans chacune des grandes régions administratives tous les praticiens, toutes les expertises de planification et d’intervention sylvicole, qu’elles viennent du ministère, des grandes industries de la transformation et des bureaux de consultants spécialisés.
Enfin, un grand pas a quand même été fait en reprenant la maîtrise des forêts du domaine de l’État, mais l’histoire nous dira si c’était suffisant. Et comme Baskerville le pensait, il faudra peut-être une révolution forestière « Pour prendre la pleine mesure d’une loi ». Donnera-t-on ce temps à cette nouvelle loi, ou encore mieux, se permettra-t-on de l’améliorer avant de la juger ?
Vincent Gerardin
Silva libera
De méfiance envers les fonctionnaires, je n’en ai aucune. En fait, je n’en ai pour personne. Que ce soit dans l’industrie ou le gouvernement, j’ai toujours côtoyé d’honnêtes personnes qui faisaient leur travail du mieux possible. Si je dois parler de « méfiance », c’est plus envers des structures administratives. Les grosses structures administratives finissent par avoir une vie propre et créent leurs propres besoins.
Un élément que j’ai retenu de mon bac et qui est au cœur de ma vision, est que l’aménagement d’une forêt doit relever à la fois de l’art et de la science. Dans une grosse structure administrative, l’art n’a pas de place. La gouvernement, le MRNF, est une très grosse structure administrative. En plus, dans le contexte où plus personne ne semble avoir de crédibilité pour aménager les forêts, et surtout pas les forestiers, on se retrouve dans une logique où la réflexion d’aménagement, la réflexion sylvicole, sont étroitement encadrées par des règlements vis-à-vis lesquels il faut rendre des comptes.
Je suis d’accord avec le principe des Sociétés d’aménagement. C’est d’ailleurs ce que j’avais proposé en Commission parlementaire. Mais le nom importe peu. Ce qui compte pour moi, ce sont des structures où les professionnels de la forêt (ing.f. et techniciens) auraient une latitude pour réfléchir, intervenir, s’investir à long terme dans l’aménagement d’une forêt. S’investir de cœur, pas en fonction d’une obligation légale… Et on ne s’en va pas du tout dans cette direction!