M. Ellwood Wilson : Sylviculteur pour la patrie
Dans la précédente chronique, j’avais fait ressortir le rôle-clé qu’avait joué M. Ellwood Wilson, alors Chef forestier de la compagnie Laurentide, dans l’intégration de l’aviation à la foresterie. Dans la chronique d’aujourd’hui, je vais détailler un peu plus les actions de ce forestier qui a grandement contribué à introduire le professionnalisme dans l’aménagement de nos forêts. Je vais pour ce faire me baser sur des écrits de ce dernier publiés dans diverses revues. Pour cette raison, je vais laisser une large place aux citations (en anglais) pour m’assurer de respecter l’esprit de M. Wilson.
Nous sommes en 1905, l’industrie des pâtes et papiers est alors naissante et M. Wilson vient d’être embauché par la papetière Laurentide. Il fut un des premiers, sinon le premier forestier embauché par une compagnie forestière au Canada. D’une certaine façon, c’est lui qui a « donné la note » pour la suite des choses. Et une bien belle « note » considérant l’hommage que lui a fait la Forest History Society en 1968 (M. Wilson est décédé en 1952) : « Among the handful of professionals who began the practice of forestry in Canada, Ellwood Wilson stands second to none. »
M. Wilson est né à Philadelphie en 1872. C’est après des études aux États-Unis et en Allemagne qu’il est embauché par la Laurentide. Sa première mission : cartographier et inventorier un territoire forestier de 6500 km2 en Mauricie (voir carte plus bas). À cette époque, les seuls accès au territoire sont les cours d’eau et les lacs. Dans un article intitulé Through Canadian Wilds (1912), M. Wilson décrit d’ailleurs les déplacements en forêt dans une aventure assez épique au cours de laquelle, entre autres rebondissements, il tombe dans les pommes après s’être retrouvé plusieurs fois dans l’eau d’un lac gelé. M. Wilson étant un bon conteur, vous ne vous ennuierez pas à lire cette histoire en plus de vous donner une bonne idée du contexte et des conditions de travail de l’époque. Je vais cependant surtout m’attarder au travail réalisé en forêt.
Rigueur et professionnalisme
Donc, M. Wilson devait en priorité organiser la cartographie et l’inventaire des concessions de la Laurentide, un prérequis avant de pouvoir récolter. Pour la petite note, il n’y avait pas de cartes de base des territoires couverts par leurs concessions, elles devaient donc être produites avant de pouvoir faire les inventaires comme tels. C’est avec la philosophie suivante qu’il aborda sa mission :
Forestry is certainly not worthy of the name unless it is practical, and it seems to the writer that the most rigorous business methods should control its practice. Cost data are sadly needed.
– A Forester’s Work in a Northern Forest (1909)
Dans les articles A Forester’s Work in a Northern Forest (1909) et Survey methods and costs for a large area (1910), M. Wilson détaille son approche (méthodique) pour accomplir ces tâches. Entre autres, toutes les activités de tous les hommes des équipes sur le terrain étaient comptabilisées quotidiennement. Conséquence pratique : pour une équipe qui venait de passer six mois en forêt à cartographier (quand ils partaient en forêt, ils partaient vraiment…), on pouvait apprendre que la cartographie en elle même avait représenté 34 % des coûts alors que 9 % étaient allés au portage. On avait aussi une liste complète des provisions qui avaient été nécessaires au confort de cette équipe d’une dizaine de personnes, soit : 1200 livres de farine, 120 livres de lard, 60 barres de savon… Bref, ce n’était pas de la foresterie « approximative ».
Le contrôle des coûts était important, mais il ne faut pas s’y tromper, la qualité du travail et la santé future de la forêt primaient. Cette rigueur était simplement une condition pour assurer la pérennité de l’entreprise.
Par exemple, la stratégie sylvicole gouvernementale de l’époque imposait un diamètre limite. Cette règle favorisait la récolte des épinettes (surtout les « blanches » alors) qui étaient très recherchées par les papetières. Or, M. Wilson avait noté que le sapin se reproduisait plus facilement que les épinettes avec pour conséquence que les premiers prenaient le dessus sur les secondes. Considérant de plus que le sapin était déjà reconnu pour sa faible qualité, étant rapidement affecté par la carie, il voyait dans cette stratégie sylvicole un appauvrissement à terme de la valeur de la forêt. En conséquence, il donna des instructions pour que le sapin soit coupé en priorité afin de laisser les épinettes croître pour une future coupe.
Quant aux inventaires, ils incorporaient déjà des études d’arbres pour établir des tables locales de stock et de peuplement. Ces « tables » donnent, pour un peuplement donné (exemple : une sapinière), le nombre d’arbres attendus et les volumes associés par diamètre. Elles sont essentielles pour connaître les volumes de bois disponibles et ainsi assurer la pérennité de la récolte.
Pour le rappel, nous sommes alors en 1909-1910.
La rigueur et la vision à long terme que M. Wilson avait insufflées à « sa » compagnie étaient en phase avec sa perception du rôle du forestier dans la société qui dépassait l’intérêt de la compagnie pour laquelle il travaillait.
Du rôle du forestier : la patrie avant tout !
Pour M. Wilson, le forestier avait un rôle fondamental à jouer dans la prospérité du pays en assurant un flux continu de bois à perpétuité. C’est là un point récurrent de son discours : la fidélité première d’un forestier devait être la patrie avant la compagnie. Je retranscris ici le résumé d’un discours qu’il a donné à ce sujet en 1928 :
On the company forester rests a great responsibility. He is the only man who knows what should be done in the forest. He is furthermore the only one who really realizes that the welfare of his concern rests on a continuous supply of raw material. He is the only one who knows what is likely to happen under various systems of cutting.
Therefore, his primary and most important function is tactfully to educate the organization for whom he works, along the lines of continuous forest production and the best methods of utilization. His responsibility does not altogether cease here, as he must also take his share in educating public opinion, as in Canada forest lands are practically entirely in the hands of the governments, and necessary legislation can only be brought about by the pressure of public opinion.
The forester who simply ignores these matters and is content to carry out such orders as may be given him is not doing his duty to the concern which employs him, nor fully earning his salary.
– The Role of the Company Forester (1928)
Dans un autre article, il prônait aussi une très étroite collaboration entre les forestiers des compagnies et ceux du gouvernement pour le bien du pays :
(…) and the two should work in close harmony for the good of the country, for only by their co-operation can they succeed. The foresters everywhere are working for common ends, and they should use their individual and united efforts without selfishness or jealousies.
– Forest Management (1929)
Les plantations de la Laurentide
L’illustration la plus spectaculaire de la vision de M. Wilson pour assurer un approvisionnement de bois à long terme pour sa compagnie fut celle des plantations. Et il ne devait pas perdre de temps à la mettre en œuvre. M. Wilson est arrivé en 1905 à la Laurentide et cette dernière commençait ses premières expérimentations en plantations en 1908.
Une grande motivation ayant stimulé les investissements de la Laurentide dans les plantations était la disponibilité future de l’épinette blanche dont la régénération n’était pas aisée. À cette époque, elle apparaissait plus valorisée que la noire par sa croissance plus rapide. Ce n’était cependant pas la seule raison qui motiva l’engagement de la compagnie dans les plantations. Dans un article de 1927, M. Wilson résume l’ensemble de ces motivations :
The Laurentide Company Limited has for many years been studying the problem of providing its future supply of spruce, and has adopted the policy of planting on freehold lands [terrains privés] close to the mill, and is carrying this out with success. The Company has decided that it is better to work on land suitable for planting rather than wait until the problem of reproduction by proper cutting shall have been solved; also by planting on freehold lands near the mill it will secure its supply of spruce in perpetuity without danger of loss from sinkage [la drave], with the cheapest possible transport, and without the necessity of transporting provisions and labour long distances; and the necessity of large storage piles, with its heavy burden of insurance, fire protection and a certain loss from fungus while stored, is also entirely eliminated.
This plan has been tried sufficiently to show that it will be successful, and will make it unnecessary to carry large areas of mature and over-mature timber which are deteriorating steady, which require the same expenditure for fire protection, on which the government dues are slowly but surely increasing, and on which the government regulations are causing more and more expensive and difficult operation.
– Spruce Problems in Eastern Canada (1927)
Pour donner une idée de l’engagement dans le reboisement de la Laurentide, M. Wilson précise dans un article de 1929 (Reforestation in Canada) que à la suite de leurs premières expériences en 1908, une pépinière fut établie en 1909 et l’effort de plantation reprit sans discontinuité à partir de 1912. En 1929, leur pépinière couvrait 30 hectares (75 acres) et comptait 18 millions de plants. Ils produisaient surtout de l’épinette blanche et de l’épinette de Norvège. Les semences des épinettes blanches étaient récoltées en Mauricie alors que celles de « la Norvège » provenaient de la Suède (aux débuts). Dans ce dernier cas, ils en vinrent à compter seulement sur leurs propres semences. Dans les quatre dernières années, la compagnie venait de planter entre trois et quatre millions et demi de plants annuellement.
Cet article donne aussi plusieurs détails sur leur expérience acquise, dont le fait qu’il faut prendre grand soin des plants lorsqu’on les transplante de la pépinière au terrain. Grâce à leurs bons soins, ils avaient pu réduire le retard dans la croissance des plants occasionné par le « choc » de la transplantation à un an plutôt que trois ou quatre. Il présente également quelques résultats positifs de précédentes plantations. À lire donc pour quiconque s’intéresse aux débuts du reboisement au Canada et plus spécifiquement au Québec !
C’étaient les débuts. Au-delà des comparaisons avec les chiffres d’aujourd’hui, il faut comprendre que ce qu’avait développé M. Wilson était une culture sylvicole, pas seulement au sein de sa compagnie, mais qui à l’évidence s’étendait à d’autres (Reforestation in Canada, 1929 & Seeding and Planting in Canada, 1930). M. Wilson était un très grand avocat des investissements en sylviculture et était très critique de ceux qui n’y voyaient qu’une « dépense », allant même à les traiter de « unintelligent men » (Silviculture, 1936).
Conclusion
Il y a des chroniques où je me sens vraiment à l’étroit dans la formule « blogue » ! C’est pourquoi il y aura assurément une suite à celle-ci sur ce qu’il est (ou « n’est pas »…) advenu de la culture sylvicole développée par M. Wilson au début du siècle dernier. Je vous invite aussi à faire votre propre lecture des écrits de M. Wilson à l’aide des références ci-dessous.
Pour conclure cette chronique, j’en reviendrais à un constat récurrent concernant l’histoire forestière du Québec : la vision que l’on en a aujourd’hui est très négative. L’effet collatéral : tous les acteurs de cette histoire s’en trouvent entachés. Or, des personnages comme M. Piché (chronique) ou M. Wilson, deux contemporains qui furent des pionniers de grande qualité dans leurs champs d’activités respectifs (gouvernement, industrie), mériteraient sans conteste une meilleure place dans notre histoire que celle qu’on leur fait aujourd’hui. Je ne peux qu’espérer que mes petites chroniques y contribuent un tant soit peu.
Références
Je vous détaille ci-dessous seulement les références utilisées dans cette chronique. Je souligne toutefois que M. Wilson semble avoir beaucoup publié. Je n’ai fait pour ma chronique qu’une petite recherche en mode « blogue » et pourtant j’ai retrouvé et lu plus d’articles qu’il n’en est cité ici.
À noter aussi, et c’est bien malheureux, voire choquant, ces articles ne sont pas libres de droits malgré leur âge vénérable. Dans le cas de The Forestry Chronicle, il devrait être possible d’obtenir des copies gratuitement en faisant une demande à l’éditeur. J’ose espérer que ce soit la même chose pour les autres.
Tous les articles ayant été écrits par M. Wilson, je vais les présenter par date décroissante. Avis : la première référence est en fait une compilation de trois articles écrits par M. Wilson. Avis-2 pour les non « initiés » : les DOI (Digital Object Identifier) sont des codes uniques à chacune des références ; vous pouvez alors retrouver les articles directement via ce site.
1968. Through Canadian Wilds: Three sketches of early forestry in Quebec by Ellwood Wilson. Forest History Newsletter 11 (4): 16-25. doi:10.2307/3982894
Cette compilation inclut deux des articles cités dans la chronique, soit :
1912. Through Canadian Wilds
1909. A Forester’s Work in a Northern Forest
1936. Silviculture. The Forestry Chronicle 12 (1): 23-33. doi:10.5558/tfc12023-1
1931. Seeding and planting in Canada. The Forestry Chronicle 7 (2): 114-116. doi:10.5558/tfc7114-2
1929. Reforestation in Canada. The Forestry Chronicle 5 (2): 14-18. doi:10.5558/tfc5014-2
1928. The Role of the Company Forester. The Forestry Chronicle 4 (1): 16. doi:10.5558/tfc4016-1
1927. Forest Management. The Forestry Chronicle, 3 (1): 14-16. doi:10.5558/tfc3014-1
1927. Spruce Problem in Eastern Canada. The Forestry Chronicle 3 (4): 23-26. doi:10.5558/tfc3023-4
1927. Forest Management. The Forestry Chronicle 3 (1): 14-16. doi:10.5558/tfc3014-1
1910. Survey Methods and Costs for a Large Area. Journal of Forestry: 8 (3): 287-293