Combattre le feu par le feu: l’expérience des États-Unis
En 2011, c’était le Wallow fire en Arizona. Ce feu de forêt brûla 2 180 km2, ce qui en fit le plus grand feu de l’histoire de cet État. Il brûla de façon particulièrement sévère une Forêt nationale avant d’être stoppé dans une Réserve amérindienne voisine (chronique). L’an dernier, le RIM fire en Californie brûla 1 041 km2 pour se « hisser » au 3e rang des feux ayant couvert le plus de superficies dans cet État. Ce feu brûla certains secteurs du parc Yosemite avec une telle sévérité que les combattants prirent des mesures de protection particulières pour préserver les Séquoia géants, même si en théorie ces derniers sont en mesure de supporter des feux grâce à leur épaisse écorce. Ce ne sont là que quelques exemples d’une réalité qui touche les États-Unis et dont tout le monde là-bas fait le constat: les feux de forêt deviennent de plus en plus sévères.
Cette croissance dans la sévérité des feux de forêt n’est pas seulement une menace pour l’écosystème forestier. L’été dernier, 19 jeunes pompiers forestiers ont trouvé la mort en Arizona en essayant de contrôler un violent incendie de forêt. Sur une note plus « pragmatique », les coûts du combat contre les incendies forestiers ont été tels dans les dernières années que des sommes prévues pour réaliser des éclaircies afin de diminuer la sévérité des feux ont été redirigées vers la lutte directe. Cela a amené l’administration Obama à placer les feux « catastrophiques » dans la même catégorie que les ouragans ou les tornades lorsque vient le temps de libérer des budgets pour les combattre. Une proposition budgétaire qui devrait être adoptée, car elle bénéficie d’un appui bipartite.
Comment affronter le défi de la sévérité de l’augmentation des feux de forêt? La stratégie contre-intuitive qui prend progressivement place aux États-Unis: laisser les feux brûler pour permettre à l’écosystème forestier de retrouver sa résilience face à cette perturbation naturelle. Un défi à haut risque.
Pour prendre la mesure de l’aspect novateur de cette stratégie aux États-Unis, il faut faire référence à l’événement qui a défini la politique américaine dans le domaine il y a une centaine d’années: le Big Blowup de 1910. Cette année-là, des incendies de forêt brûlèrent 1,2 million d’hectares de l’État de Washington à celui du Montana en passant par l’Idaho. Le drame humain: le combat contre ces feux causa la mort de 78 pompiers forestiers. Lors du congrès de la Society of American Foresters auquel j’ai assisté en 2012 à Spokane (chroniques), non loin du lieu du Big Blowup, le congrès commença par une cérémonie à la mémoire des 78 disparus; un témoignage de l’impact bien vivant du Big Blowup dans les esprits encore aujourd’hui. (Pour en savoir plus: article de Stephen J. Pyne)
S’il y avait aux États-Unis, au début du siècle dernier, un débat sur la meilleure stratégie à adopter pour faire face aux incendies forestiers, cet événement fut tellement marquant qu’une seule option, soutenue par Gifford Pinchot, devint acceptable: les combattre. Lorsqu’aux États-Unis l’on prône donc de laisser brûler des feux plutôt que les combattre, le sujet est « délicat ». Mais, c’est peut-être là un tour du destin, le modèle qui pourrait servir de référence pour laisser brûler des feux vient justement de l’Idaho, un État fortement touché par le Big Blowup. Il s’agit de la Réserve naturelle (wilderness area) Selway-Bitterroot qui totalise 5 400 km2.
Pour la note administrative, les Réserves naturelles ont un statut bien particulier aux États-Unis. Créées par le Wilderness Act de 1964, elles n’ont pas une Agence gouvernementale dédiée à elles comme le USDA Forest Service pour les Forêts nationales. En fait, ce sont les Agences liées à l’aménagement des ressources naturelles, comme le USDA Forest Service ou le Bureau of Land Management qui ont la responsabilité de définir des Réserves naturelles à même les territoires qu’elles aménagent. C’est pourquoi la Réserve naturelle Selway-Bitterroot se retrouve sous la responsabilité de trois Forêts nationales.
C’est au début des années 1970 que les feux furent « autorisés » à brûler dans cette Réserve naturelle. Elle fut à cet égard un des premiers, sinon le premier modèle du genre aux États-Unis. Et ici, il faut noter la nuance: ce n’est pas un « laisser brûler » automatique, une décision est prise à chaque feu. Le « laisser brûler » est seulement une option.
Pour la petite parenthèse, le « laisser brûler » est souvent associé au parc Yellowstone, mais les feux étaient aussi combattus dans ce Parc jusqu’au début des années 1970… et le « laisser brûler » n’a jamais été la politique appliquée! Comme précisé dans une entrevue par le responsable de l’aménagement des feux de forêt pour le National Park Service, le terme « laisser brûler » a été inventé par les médias lors des grands feux de 1988 (3 200 km2 — le tiers de la superficie de ce Parc). Dans les faits, en 1988, le Parc avait une politique pour faire face aux feux de forêt qui, dans sa philosophie, était la même que dans la Réserve naturelle Selway-Bitterroot: le « laisser brûler » était seulement une option, cela n’a jamais été un « laisser-aller » automatique. Après 1988, cette pratique fut interdite dans le Parc pour quelques années avant d’être à nouveau autorisée, mais encadrée de façon plus stricte.
Le constat après plus de 40 ans de politique d’autorisation des feux dans la Réserve naturelle Selway-Bitterroot: l’écosystème s’est autorégulé; lorsqu’un grand feu potentiel est en formation, il ne trouve plus assez de matériel combustible pour prendre de l’ampleur (photo ci-dessous – article). Conséquence pratique: les coûts et les risques pour combattre les incendies ont diminué. Et cela n’est pas seulement une appréciation empirique. Une étude publiée en 2012 a conclu que cette politique « d’autorisation à laisser brûler » dans trois Réserves naturelles a amené les grands feux à structurer le paysage de telle façon qu’ils inhibaient la propagation des autres feux.
Laisser brûler les feux n’est toutefois pas un luxe qu’il est possible de se payer partout. C’est le cas dans l’État de Washington, plus spécifiquement à la Forêt nationale Okanagan-Wenatchee, où il est clair que cette politique se transformerait en catastrophe avant qu’un équilibre puisse être atteint (article). Dans cet État, la longue histoire des coupes forestières a eu pour effet que les pins ponderosa (adaptés aux feux) ont été remplacés par des sapins Douglas (non adaptés aux feux). De plus, ces derniers ont pu proliférer grâce à la politique de suppression des feux. En 1994, plusieurs feux de forêt éclatèrent à la suite d’orages, tant dans la Forêt nationale qu’à proximité. Malgré la présence de plus de 9 600 pompiers forestiers de 25 États, cet épisode de feux fut un des plus étendus de l’État de Washington pour le 20e siècle avec 570 km2 brûlés et 35 maisons détruites (chronique sur le thème de la wildland-urban interface).
La solution préconisée dans cette Forêt nationale pour diminuer la sévérité des feux: se servir de la « mémoire du paysage » pour aménager des zones avec du brûlage dirigé de petite ou moyenne dimension. Les feux naturels ne brûlent pas tout sur leur passage. Pour retracer la « mémoire du paysage », les aménagistes analysent où les feux ont historiquement brûlé, car il y a des patrons qui se répètent. Leur objectif est d’utiliser ces « patrons » historiques pour rapprocher l’écosystème forestier de sa dynamique naturelle. Les aménagistes sont conscients que cela pourrait prendre 150 ans pour « replacer » (recoupling) l’écosystème forestier dans sa pleine dynamique naturelle, mais ils ont bon espoir que d’ici 40 ans ils atteindront un niveau « fonctionnel » (functionality).
Ces débats sont pratiquement inconnus au Québec même si nous avons pourtant notre part de feux. Je note cependant que la grande différence entre le Québec et les États-Unis, c’est que chez ces derniers, un grand nombre de citoyens vivent à proximité des feux. Au Québec, les feux sont dans le Nord alors que la grande majorité de la population est dans le Sud. Occasionnellement, la fumée d’un gros feu se retrouve dans le Sud, mais on sait qu’il est loin.
Je ne prône certes pas qu’on laisse les avions-citernes au hangar pour la saison des feux qui va bientôt s’amorcer. Mais si notre attention est toujours fixée sur l’impact des coupes sur l’écosystème forestier, que peut-on dire de l’impact de nos efforts à bloquer au mieux possible les processus naturels (les feux, mais aussi les épidémies d’insectes) dans les cent dernières années? Comment cela a-t-il influencé notre écosystème forestier? Ce sont là, je pense, des considérations à tenir en compte si nous souhaitons vraiment parler d’aménagement écosystémique.