Biodiversité au Québec : des raisons de dédramatiser III
J’ai déjà écrit deux textes sur cette thématique, dont un tout récent. Et pour tout dire, je n’envisageais pas du tout d’en écrire un troisième à court terme… Mes lectures pour préparer mes textes m’amènent parfois sur des chemins inattendus!
Dans ce cas, on peut même parler d’un chemin très inattendu, car la base de cette chronique sera le phénomène d’extinction de la mégafaune (≥ 45 kg) au cours de la plus récente ère glaciaire. Plus spécifiquement, il sera fait référence aux dernières années de cette ère, soit il y a entre 126 000 ans et 11 700 ans par rapport à aujourd’hui [note : la date officielle pour «aujourd’hui» est 1950]. Cette période est appelée le Pléistocène supérieur.
Durant le Pléistocène supérieur, une très grande proportion d’espèces de mammifères ont disparu à l’échelle planétaire. Depuis longtemps, il y a un grand débat quant à savoir quelles en sont les causes : les humains (Homo sapiens), le climat ou une combinaison des deux? Le débat n’est pas clos. Toutefois, il s’éclaircit et, ce faisant, il relativise nos soucis contemporains envers la biodiversité au Québec.
Sur ce, bonne et sûrement étonnante lecture!
Extinctions de la mégafaune : Homo sapiens au banc des accusés
La Figure suivante permet de visualiser la répartition géographique des extinctions de grands mammifères au cours du Pléistocène supérieur. Elle est tirée d’un article intitulé Megafauna extinctions in the late-Quaternary are linked to human range expansion, not climate change (Lemoine et collab. 2023, accès libre).
Deux points à souligner ici.
Tout d’abord, le Canada et le Québec sont en gris, car à l’époque de ces extinctions ils étaient recouverts par un inlandsis (glacier continental).
Aussi, une hypothèse pour expliquer le fait que le continent africain ait été moins touché par ce phénomène d’extinctions serait liée à l’origine africaine d’Homo sapiens. Cette origine recule beaucoup plus loin que la période couverte par cette étude. Conséquemment, la faune locale aurait déjà été adaptée à ce nouveau prédateur, alors que sur les autres continents Homo sapiens a pu bénéficier de leur «naïveté».
La Figure ci-dessous, tirée de la même étude, permet quant à elle de visualiser la chronologie de l’expansion humaine sur la planète.
Sans entrer dans tous les détails de la méthodologie, l’approche de cette étude s’est attachée à modéliser le phénomène des extinctions en considérant l’effet 1) de la chronologie des migrations des humains, 2) de l’évolution du climat ou 3) d’une combinaison de ces deux facteurs. Leur conclusion :
Les modèles comportant des prédicteurs anthropiques ont été comparés à des modèles prenant en compte les changements climatiques à la fin du Quaternaire (120 000 ans à 0 avant aujourd’hui) et il s’est avéré que les modèles incluant des facteurs humains étaient plus performants que tous les modèles purement climatiques. Ces résultats plaident donc en faveur d’un impact prépondérant (overriding impact) d’Homo sapiens sur les extinctions de la mégafaune. Étant donné le rôle disproportionné des animaux de grande taille dans la structure de la végétation, la dispersion des plantes, le cycle des nutriments et les biotes interdépendants (co-dependent biota), cette simplification et cette réduction de la taille des mammifères à l’échelle planétaire représentent la première transformation mondiale de l’environnement produite par l’humain (human-driven). [Traduction; note : toutes les traductions ont été réalisées avec l’aide de DeepL]
— Lemoine et collab. 2023
La Figure qui suit est tirée d’une autre étude publiée en 2023 qui arrive à des conclusions comparables. Celle-ci s’intitule Worldwide Late Pleistocene and Early Holocene population declines in extant megafauna are associated with Homo sapiens expansion rather than climate change (Bergman et collab. 2023, accès libre).
Pour la petite note technique, la référence à des espèces «extant» indique que l’espèce ou le genre existe toujours de nos jours. Par exemple, Equus lambei est une espèce éteinte de cheval que l’on retrouvait en Amérique du Nord au cours de l’ère glaciaire. Si cette espèce n’est plus, de nos jours il existe toujours d’autres espèces de chevaux.
Leur conclusion, en résumé :
Les déclins deviennent omniprésents entre 76 000 et 32 000 ans avant aujourd’hui dans toutes les masses continentales, un schéma qui s’explique mieux par l’expansion mondiale d’Homo sapiens que par les changements climatiques. En conséquence, nous estimons que l’abondance totale de la mégafaune, de la biomasse et des taux métaboliques (energy turnover) a diminué de 92 à 95 % au cours des 50 000 dernières années, ce qui implique une restructuration majeure des écosystèmes à l’échelle mondiale sous l’impulsion de l’homme. [Traduction]
— Bergman et collab. 2023
Si ces résultats sont très parlants à l’échelle planétaire, le sujet reste moins clair à des échelles «locales», en particulier celle de l’Amérique du Nord.
Le cas des extinctions en Amérique du Nord
L’étude, publiée en 2020, s’intitule Rapid range shifts and megafaunal extinctions associated with late Pleistocene climate change (Seersholm et collab. 2020, accès libre). Sa source de données (ossements et sédiments) est une grotte au Texas (Figure ci-dessous).
Contrairement aux deux précédentes études qui se concentraient sur la mégafaune à l’échelle planétaire, ici c’est une logique un peu inversée. Il y a un seul lieu très localisé, mais on a une étude extensive des animaux (mammifères, oiseaux…) présents au fil du temps. Les chercheurs ont aussi reconstitué l’évolution de la végétation herbacée et arborée. À noter que l’on apprend dans cette recherche qu’il y a déjà eu des chameaux (Camelops sp.) en Amérique du Nord!
Pour ce qui est du «message» de l’étude, le titre peut être un peu trompeur. Ci-après, un extrait de la conclusion :
Les différences significatives dans les réponses des communautés entre les plantes terrestres et les animaux vertébrés pendant le Dryas récent [Younger Dryas, entre 12 600 et 11 700 ans avant aujourd’hui] ont des implications pour notre compréhension des extinctions de la mégafaune en Amérique du Nord. Alors que 35 genres de grands mammifères se sont éteints à la fin du Quaternaire, il n’existe qu’un seul exemple documenté d’extinction chez les plantes. De même, nos données montrent que la diversité végétale s’est rétablie après le Dryas récent, alors que la diversité des grands mammifères ne s’est pas rétablie. Le fait que la diversité végétale se soit rétablie après le Dryas récent, mais pas celle des grands vertébrés, suggère que des facteurs autres que le climat, y compris l’apparition de l’homme dans la région, ont pu contribuer à la perte locale permanente de la diversité des grands mammifères. […] Ces données suggèrent donc que la chasse aux grands mammifères par l’homme, probablement associée à un changement climatique à la fin du Pléistocène, a conduit à l’extinction de la mégafaune en Amérique du Nord. [Traduction]
— Seersholm et collab. 2020
C’est dire que si, dans cette région du Texas, le climat a eu un rôle prépondérant dans l’évolution de la diversité faunique et floristique au fil des millénaires, il y a une exception : la mégafaune. Dans ce dernier cas, il semble très probable qu’Homo sapiens a aussi joué un rôle.
La Figure suivante donne un portrait visuel de l’évolution de la diversité des vertébrés au fil des millénaires dans cette région du Texas.
En résumé…
Ces différentes études contribuent à prendre la mesure du phénomène d’extinction planétaire de la mégafaune qui s’est déroulé il y a plusieurs milliers d’années. Un évènement que l’on peut qualifier de catastrophe écologique et pour lequel Homo sapiens a de toute évidence joué un rôle central. Une catastrophe qui est aussi reconnue avoir influencé l’évolution des écosystèmes et de la biodiversité à l’échelle planétaire. À cet égard, une étude donne des idées assez précises sur l’influence qu’ont eu ces extinctions sur l’évolution de la biodiversité au Québec.
Disparition catastrophique d’ingénieurs d’écosystèmes
L’étude, publiée en 2016, s’intitule Variable impact of late-Quaternary megafaunal extinction in causing ecological state shifts in North and South America (Barnosky et collab., accès libre).
Un point de logique central de cette étude est qu’elle ne cherche pas à se positionner sur les causes du phénomène de l’extinction de la mégafaune. Son intérêt est d’en comprendre les conséquences et de vérifier si les espèces qui ont disparu étaient des «ingénieurs de l’écosystème» (ecosystem engineer). L’idée en arrière de ce concept se résume ainsi : est-ce que la disparition de ces espèces a radicalement transformé les écosystèmes (state shifts)?
Pour répondre à cette question, ils ont vérifié les conséquences de ces extinctions dans cinq régions des Amériques (Figure ci-dessous).
Leur conclusion est à l’effet que la mégafaune qui a disparu en Amérique du Nord était représentée par des «ingénieurs de l’écosystème», mais pas en Amérique du Sud. La différence tenant principalement dans la présence de mastodontes d’Amérique (Mammut americanum) et de mammouths (Mammuthus) en Amérique du Nord. Pour plus de détails, ci-dessous quelques extraits de la Discussion et de la Conclusion :
Dans les sites d’Amérique du Nord, les proboscidiens [«avec une trompe», pour saisir la végétation] semblent avoir joué un rôle essentiel dans l’écosystème; ce n’est qu’après la disparition ou le déclin substantiel des mammouths et/ou des mastodontes que des sous-bois plus denses et des forêts de feuillus ont commencé à prospérer, à l’instar de ce que l’on observe aujourd’hui dans les savanes africaines [note : en référence à la diminution contemporaine des éléphants à cause du braconnage].
[…]
En général, il semble probable que l’extinction de la mégafaune déclenchera des changements d’état écologique (ecological state shifts) permanents qui se manifesteront par une modification substantielle de la végétation et de la structure des communautés de mammifères si (i) la mégafaune disparue est un ingénieur important de l’écosystème; et (ii) l’écosystème contient des espèces de plantes écologiquement susceptibles d’être libérées (ecological release) avec la diminution de la pression des herbivores. Les systèmes nord-américains que nous avons étudiés, qui contenaient des proboscidiens, ont montré une réponse particulièrement forte à la défaunation. [Traduction]
— Barnosky et collab. 2016
À souligner que la disparition de ces «ingénieurs de l’écosystème» en Amérique du Nord s’est déroulée à la fin de l’ère glaciaire, soit tout juste avant que le territoire qui allait devenir le Québec ne redevienne colonisable.
Ère contemporaine : la nature catastrophique de l’écosystémique
Quoique les évènements décrits ci-haut se sont passés il y a plusieurs milliers d’années, il y a un lien direct à faire avec l’aménagement écosystémique.
Fondamentalement, ce concept d’aménagement vise à préserver les écosystèmes forestiers et leur biodiversité associée dans un état le plus naturel possible. Et pour cela, il convient de limiter au maximum l’influence humaine. À cet égard, l’industrie forestière est un élément perturbateur particulièrement ciblé. C’est pourquoi il est souvent fait référence aux conditions «préindustrielles» pour référer à ces états d’écosystèmes forestiers dits «naturels».
Le «hic» est que les écosystèmes qui se sont développés sous nos latitudes à la suite de la dernière ère glaciaire sont issus d’écosystèmes radicalement transformés «avec l’aide» de l’action humaine. Ils ont complètement changé d’état comme dans l’exemple illustré sur la photo ci-dessous.
C’est dire que nos écosystèmes forestiers préindustriels sont en fait issus de ce que l’on qualifierait aujourd’hui de catastrophe écologique. Et considérant la nature humaine de cette catastrophe, la perspective de s’éloigner de nos conditions préindustrielles apparaît soudainement beaucoup moins préoccupante.
Synthèse pour dédramatiser
Comme il s’agissait de la troisième d’une série de chroniques sur la thématique de «dédramatiser» nos enjeux de biodiversité au Québec, il est à propos d’en faire une petite synthèse.
Dans le premier texte, j’examinais différentes approches pour définir les priorités de conservation de la biodiversité à l’échelle planétaire. Dans tous les cas, il s’avérait que le Québec n’était pas placé en priorité.
Dans le deuxième texte, le point de départ de l’analyse fut la Liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Une Liste qui a une reconnaissance internationale pour définir les enjeux de protection de la biodiversité. Encore ici, le Québec n’est pas ressorti comme un territoire avec de grands enjeux.
Finalement, cette chronique a mis en évidence que la source de la biodiversité qui a colonisé le Québec, à la suite du retrait de l’inlandsis qui le recouvrait pendant la dernière ère glaciaire, provenait en fait d’une catastrophe écologique planétaire avec l’humain jouant un rôle central.
Pour autant, depuis ces extinctions massives, les sociétés humaines ont prospéré. C’est là une considération à noter alors que bien des inquiétudes associées à la perte de la biodiversité sont justement liées à notre propre capacité, en tant qu’espèce, à survivre à un évènement environnemental cataclysmique comme celui présenté dans ce texte… La peur est de fait un puissant moteur de notre action dans le domaine de la biodiversité!
En conséquence, que ce soit en référant aux initiatives internationales de protection de la biodiversité ou à l’histoire, voire la très vieille histoire, le même constat ressort : au Québec, le temps est venu de dédramatiser nos enjeux de biodiversité. Et, par le fait même, cesser d’avoir peur que nos actions en lien avec ces enjeux puissent nuire à la survie de notre espèce. Cela est à l’évidence fort peu probable.
Encore merci M. Alvarez pour votre logique rigoureuse et scientifique qui nous amène à revoir nos paradigmes trop souvent présentés comme des vérités immuables. Ce portrait porte à réflexion et nous amène à voir plus loin et plus large que les concepts populaires du jour.
Sincères salutations!
André Gilbert, ing.f.
Heureux de voir que mon objectif «d’ouvrir les esprits» semble bien atteint 😃😌
Merci du commentaire!
Bien cordialement,
Eric Alvarez