Une réforme : mille inconnues
S’il y a une certaine « désaffection » pour le monde forestier, cela n’a pas paru lors du colloque conjoint Kruger – Association Forestière des Deux Rives qui s’est tenu le 18 janvier dernier à l’Université Laval dans le cadre de la Semaine des Sciences Forestières (site web et présentations). Près de 200 participants se sont présentés. Et s’il y avait de « vieux routiers », on retrouvait aussi un très grand nombre d’étudiants. Il faut dire qu’un colloque sur le thème de la réforme forestière, à quatorze mois de sa mise en oeuvre, avait de quoi susciter l’intérêt. Si le colloque a su donner un tour d’horizon des différents enjeux de la réforme, il a aussi fait apparaître une multitude de questions et inconnues qui ne trouveront des réponses pleines et entières qu’à partir du 1er avril 2013.
Et la date est fixe et officielle. S’il semble qu’il y avait un « flottement » quant au moment de la mise en oeuvre de la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier, M. Richard Savard (sous-ministre associé à Forêt Québec) est venu mettre fin à ces spéculations : ce sera le 1er avril 2013. Une annonce fort à propos, car M. Savard ayant été le premier conférencier (et ce fut sa première annonce), cela a permis au cours de la journée de prendre la mesure du temps qu’il restait pour répondre aux défis de cette réforme.
Un des « gros » chantiers de la future politique forestière est celui de la certification (note : il n’y a pas vraiment de « petits » chantiers). La responsabilité de la certification forestière est actuellement sur les épaules de l’industrie en tant que responsable de l’aménagement. Une responsabilité qui va passer sous le giron du Ministère des Ressources naturelles et de la Faune (MRNF) dès le 1er avril 2013, car c’est ce dernier qui deviendra le responsable de l’aménagement forestier. L’objectif va alors être de maintenir tous les certificats des différents programmes de certification accumulés par l’industrie d’ici le changement officiel de politique. Une mesure du défi : 70 % du territoire couvert par des UAFs (Unités d’Aménagement Forestier) est actuellement certifié; pour le 1er avril 2013, cette proportion devrait avoir augmenté à 90 %. Et pour bien comprendre l’importance de cet enjeu, il faut savoir que la certification est aujourd’hui un sésame pour pouvoir écouler le bois sur différents marchés. Pas de certification, pas de vente.
Madame Marie-Élaine Gagnon, responsable de ce dossier à la Direction régionale de la Capitale-Nationale-Chaudière-Appalaches du MRNF, a présenté un état de la situation positif pour cette région. Il est cependant clair que beaucoup de travail reste à faire d’ici le 1er avril 2013. Madame Gagnon a aussi précisé que la certification ne s’arrêtait pas aux territoires forestiers. Les différentes Directions régionales responsables de l’aménagement forestier devront détenir une certification ISO 14001 et il s’agira d’un seul certificat multi-site. Conséquence potentielle : si une région faillit à la tâche, c’est tout le certificat qui pourrait tomber.
Vous trouvez que la certification sera un gros défi pour le MRNF? Et bien, ce ne sera pas seulement pour ce dernier : les entrepreneurs forestiers devront eux aussi être certifiés. Aussi bien le dire : il y a de l’avenir comme auditeur dans le monde forestier!
Finalement, comme souligné par M. Bouthillier, ce dossier de la certification forestière pourrait devenir une étude de cas dans le monde de la gouvernance publique, car une situation inédite va apparaître : un gouvernement va désormais devoir faire sanctionner ses actes vis-à-vis d’un observateur externe; une situation qui pourrait poser de sérieuses questions sur la « souveraineté » gouvernementale.
L’autre « gros » dossier fut celui des forêts de proximité et fut présenté par M. Bouthillier (l’homme-orchestre de la journée). Spécialiste et amoureux du principe de forêt communautaire ou forêt habitée (le projet actuel de « forêt de proximité » n’est pas nouveau dans ses fondements et a connu au Québec plusieurs appellations), il a profité de l’occasion pour agiter quelques « drapeaux rouges », dont un gros : il y a dans la formulation du projet un manque d’arrimage avec l’aménagement des forêts publiques par le MRNF. Reflet de cette réalité, le dossier des forêts habitées évolue en parallèle aux Tables de Gestion Intégrée (Tables GIR), ce qui est étonnant considérant que ce sont les acteurs locaux qui se trouvent sur ces Tables.
Il a aussi profité de l’occasion pour ressortir une carte produite dans le cadre de recherches qu’il a supervisées au début des années 1990 et qui établissaient à environ 50 % de la superficie forestière productive le potentiel pour établir de la « forêt habitée » au Québec. Le projet actuel de forêt habitée de proximité devrait toucher 5 % de cette même superficie.
Pour conclure, M. Bouthillier s’est défini comme un « optimiste inquiet » quant à la réussite de ce projet de forêt « communautaire ». À noter que de 10 à 15 projets de forêt de proximité devraient être mis en place pour le 1er avril 2013. Ce qui est « peu » aux dires même de M. Savard, mais cette approche prudente est nécessaire pour assurer le succès du projet.
Le Bureau de mise en marché des bois (BMMB) a naturellement été un des sujets abordés. M. Savard s’est réjoui que 70 % des enchérisseurs inscrits n’étaient pas des industriels forestiers détenant un contrat d’approvisionnement. M. Michel Vincent, économiste chez Del Degan, Massé, est venu en après-midi nous présenter la logique en arrière de la création de cet organisme. Selon M. Vincent, en favorisant la compétition « locale », l’industrie forestière sera mieux positionnée pour affronter la compétition internationale. Cela devrait aussi stimuler l’innovation pour aller chercher le bois mis aux enchères. En réponse à une question, M. André Tremblay, PDG du Conseil de l’Industrie Forestière du Québec (CIFQ), est venu tempérer cet optimisme en spécifiant que le 25 % de bois mis aux enchères était plutôt une source d’incertitude.
On pourrait en fait résumer la présentation de M. Tremblay à « l’industrie est inquiète de ce que sera le contexte d’approvisionnement forestier après le 1er avril 2013 ». Peu d’aspects de la réforme n’ont pas suscité de sérieuses questions de sa part (et de fait de l’industrie…). Deux grands points : le contrôle des coûts et la possibilité forestière. Dans le premier cas, c’est la perte de contrôle de la planification qui est naturellement la cause de cette crainte. En synthèse de fin de colloque, M. Bouthillier a eu une réplique plutôt cinglante à ce sujet en mentionnant que 1 – M. Savard avait mentionné que le contrôle des coûts était une priorité, 2 – qu’il ne fallait pas « rêver du bon vieux temps » et que 3 – payer un peu plus cher pour obtenir l’acceptabilité sociale, ce pouvait être payant.
Quant à la possibilité forestière, en plus d’un rappel des baisses des dernières années et de l’appréhension de prochaines baisses, M. Tremblay a souligné que la mise en place de forêts de proximité avait le potentiel de diminuer un peu plus la possibilité forestière en fragmentant le territoire (le principe : la possibilité forestière d’un territoire d’un seul tenant est plus élevée que si on faisait la sommation des possibilités forestières de ce même territoire divisé en deux). En bout de ligne, conclut M. Tremblay, c’est le Québec qui sera perdant en produisant moins d’emplois.
Malgré les doutes et les questionnements soulevés au cours de la journée, M. Hervé Deschênes (FP Innovations) est venu conclure le colloque avec un grand élan d’optimisme. Un optimisme basé sur le potentiel de la filière bois comme facteur de croissance économique dans une économie verte. Le plus bel exemple étant probablement l’usine de nanocellulose cristalline qui va ouvrir ses portes à la fin du mois à Windsor (Estrie).
À l’instar des Tables GIR (Jean-Philippe Guay – CRÉ Capitale Nationale) qui ont bien progressé, mais dont les participants sont en attente de résultats concrets, c’est le « bilan » que l’on pourrait faire dans l’évaluation de la mise en place de la réforme forestière telle que présentée durant le colloque : beaucoup de travail et de bonne volonté de toutes les parties, une attitude (relativement) positive, mais beaucoup d’appréhension et d’interrogations pour le « après le 1er avril » en regard de toutes les ficelles qui restent à attacher.