Regards sur l’histoire de l’aménagement forestier au Québec — 3: pour des calculs de la possibilité forestière …humains
J’ai entrepris ce blogue sans une idée éditoriale précise. Mon but était alors de contribuer à accroître notre culture en aménagement forestier au Québec en documentant ce qui se faisait à l’extérieur, en particulier aux États-Unis. Au fil du temps j’ai réalisé que je pouvais régulièrement faire des liens entre mes chroniques comme si, instinctivement, ce que j’écrivais ne formait qu’un tout. J’ai particulièrement eu cette émotion dans cette chronique. Au fur et à mesure qu’elle prenait forme, j’ai eu le sentiment que si j’avais eu à écrire une chronique « postérité » de mon aventure avec La Forêt à Cœur, j’aurais été heureux que ce soit celle-ci, car elle recoupe à l’évidence plusieurs points qui me sont chers.
Cette chronique aura donc une tournure un peu plus éditoriale que les deux précédentes dans cette série; plus personnelle même. Mais le thème de base est bien celui annoncé dans ma chronique précédente, soit faire des ponts entre le calcul de la possibilité forestière au temps de la Consolidated Paper Corporation Ltd (concessionnaire forestier) et aujourd’hui.
La possibilité forestière au temps de la Consolidated Paper Corporation Ltd
Mes recherches m’ont amené à décortiquer le calcul de la possibilité forestière des dix concessions de la Division St-Maurice de cette compagnie qui ont été produits à la fin des années 1950 — début des années 1960 (pour plus de détails). Il y avait un simple objectif à ce calcul (ne pas manquer de bois) et la formule utilisée était tout aussi simple:
Pour ceux qui s’y connaissent un peu plus dans le domaine, je précise que la « rotation » est ici égale à l’âge de la révolution moins l’âge de la régénération. Et pour ceux qui s’y connaissent un peu moins, l’âge de la révolution correspond à l’âge auquel on peut songer à récolter un arbre. Si cet âge est de 80 ans et la régénération a 20 ans, la rotation est donc de 60 ans. Si la formule était simple, elle ne fut pas appliquée « simplement ». Un petit exemple pratique tiré de la concession Manouane.
Dans cette dernière, comme il y avait peu de strates dans la classe d’âge de 50 ans (note: entre 41 ans et 60 ans, on aménage par classes d’âge de 20 ans), au lieu d’appliquer la formule de façon stricte, les aménagistes de la Consolidated Paper Corporation Ltd l’ont ainsi adaptée:
Ce type d’adaptation s’est fait pour quatre des dix concessions de la Division St-Maurice.
Le calcul de la possibilité forestière était alors aussi très arrimé « terrain ». Au moment où les calculs que j’ai analysés ont été produits, une épidémie de la tordeuse des bourgeons de l’épinette (TBE) sévissait et a eu une influence à la fois sur les variables « rendement » et « rotation ». Plusieurs données ont été croisées (inventaires, récolte) dans chaque concession concernée pour établir la donnée de rendement la plus réaliste et, bien souvent, la plus conservatrice. Quant à l’âge de la rotation, il a systématiquement été relevé pour tenir compte des dommages de la TBE à la régénération.
Pour ce qui est des raisons qui ont pu justifier une hausse de la possibilité, le seul cas détaillé dans les archives concernait une concession au nord de la Division St-Maurice à la fin des années 1960. Les aménagistes avaient noté que le rendement des strates qu’ils y récoltaient était plus élevé qu’attendu. Pour valider l’acceptabilité d’une hausse de la possibilité forestière, une équipe de quatorze personnes du Ministère des Terres et Forêts alla sur le terrain pour constater de visu que la possibilité pouvait effectivement augmenter de 14%.
C’était alors une foresterie « simple », mais axée sur ce qui était mesurable et, si vous relisez mes précédentes chroniques de cette série, vous pourrez constater que les résultats ont été loin d’être mauvais. Mais, me direz-vous, il ne s’agissait que d’une ressource (le bois), voire un seul produit (SEPM — pour produire du papier). En effet, mais…
Parmi les huit UAFs qui recoupent les territoires des anciennes concessions, j’ai accordé une attention particulière à la 43-52. Elle recouvre mon territoire d’étude de doctorat et je connais donc assez bien son histoire. Ce que l’on peut constater dans le rapport sur les Résultats finaux de l’analyse des possibilités forestières 2013-2018 de cette UAF (note: « des », car il n’y a pas que le produit SEPM), c’est qu’il y a aujourd’hui 12 pourvoiries à droits exclusifs et 6 ZECs qui couvrent 43% de son territoire. On parle ici d’organismes qui vivent de la chasse, de la pêche et, de façon générale, de la récréation. Si je mets en perspective que le territoire de cette UAF a, dans les cent dernières années, subi de très importants feux de forêt en 1922 et 1923, trois sévères épidémies de la TBE et fut au cœur du développement de l’industrie des pâtes et papiers depuis le début du 20e siècle, le simple fait qu’il y ait aujourd’hui une utilisation aussi diversifiée de cet écosystème peut ressembler à un miracle! Un miracle qui n’est cependant pas si inattendu si l’on réfère à l’histoire des forêts de la Nouvelle-Angleterre. Mais surtout, cela met en évidence que l’absence d’une grande stratégie multiressources antérieure n’a pas nui à une utilisation diversifiée et durable du territoire (après un siècle, j’estime justifié d’utiliser l’adjectif « durable »).
La possibilité forestière au temps des Unités d’aménagement forestier (UAFs)
Aujourd’hui, le développement des technologies aidant, les calculs des possibilités forestières sont infiniment plus « complets » et complexes qu’à l’époque des concessions. Si l’objectif fondamental est naturellement resté le même (ne pas manquer de bois), il ne se résume pas à cela et l’approche est très différente. Comme indiqué dans le Manuel de détermination des possibilités forestières 2013-2018 (p. 5 — document qui se consulte très bien, soit dit en passant):
Le calcul des possibilités forestières consiste essentiellement à modéliser, à long terme et à grande échelle, l’évolution de la forêt soumise à des activités d’aménagement forestier.
J’ai consulté les huit rapports des UAFs qui recoupent le territoire des anciennes concessions de la Division St-Maurice pour en comprendre les résultats des calculs des possibilités forestières. Une phrase, la même dans chacun des rapports, résume ce que l’on a à retenir à cet égard:
Les résultats présentés proviennent de la modélisation des objectifs d’ADF [aménagement durable des forêts], de la stratégie d’aménagement appliquée à l’unité d’aménagement et des exigences à respecter.
De fait, comme détaillé dans ces rapports d’une vingtaine de pages, ces calculs des possibilités forestières prennent simultanément en compte un nombre impressionnant de variables. Sans ordinateurs et modèles mathématiques, j’imagine mal comment quelqu’un pourrait arriver à un résultat crédible.
Le problème est que « d’accepter » ces résultats implique un acte de foi. Comment se fier à un résultat de simulations sur 150 ans qui, de surcroît, implique le respect d’une stratégie d’intervention optimisée pour que les niveaux de possibilité forestière soient respectés? Car aujourd’hui, la possibilité forestière, ce n’est pas juste un volume de bois annuel que l’on peut récolter, c’est une grande stratégie fournie par modélisation. En fait, paradoxalement, c’est par la référence à l’histoire que je ressens une certaine assurance face à ces résultats!
Précisons ici que je ne doute pas que, dans le domaine de la modélisation, le travail ait été fait dans les règles de l’art (la lecture du Manuel est très instructive à cet égard). Mais comme vous pouvez le comprendre, ma réflexion est d’ordre philosophique.
Avoir foi dans les humains et la forêt
Tout d’abord, la vie de nombreuses communautés forestières dépend des résultats des calculs des possibilités forestières et le moindre des respects serait que les citoyens de ces communautés aient une chance de les comprendre. Notre ultra-dépendance aux modèles mathématiques rend cependant cet objectif inatteignable. Nous sommes vraiment, comme présenté dans une précédente chronique, en train de rentrer de plain-pied dans le monde de « science-fiction » décrit par Isaac Asimov où les humains deviennent de simples exécutants des ordinateurs.
Pour éviter cela, le calcul de la possibilité forestière devrait cesser d’être exclusivement un exercice de nature scientifique et technique (p. 17 du Manuel) pour incorporer une plus grande dimension sociale (exemple aux États-Unis). Aussi, pour ajouter à la dimension « humaine » du calcul de la possibilité forestière, les résultats ne devraient évoluer que sur la base de données observables et de l’histoire, non pas en fonction du futur, même si l’on utilise les meilleurs modèles au monde. Ce serait de plus le moindre des gestes de prudence face à l’avenir.
Finalement, il faut être conscient qu’il « suffit » de prendre soin de nos forêts pour qu’elles nous offrent des miracles. Pour cela, il faudra toutefois retrouver le sens de vivre avec nos forêts au quotidien. Je suis alors convaincu que nous n’aurons pas besoin d’être des spécialistes en informatique pour aménager nos forêts.
Il y aura peut-être une 4e, voire une 5e chronique dans cette série, mais pour l’avenir prévisible, elles vont s’arrêter à trois. Comme je faisais référence à une « chronique postérité » en introduction, je voudrais en profiter pour remercier particulièrement trois personnes qui m’ont beaucoup aidé au cours de mes recherches. Tout d’abord M. Alex W. Morris qui fut le grand responsable de l’aménagement forestier de la Division St-Maurice et que j’ai eu le plaisir de rencontrer à quelques reprises. Aussi, M. Roland Royer, Chef forestier de la Consolidated Paper Corporation Ltd. Je n’ai pas eu l’opportunité de rencontrer M. Royer. C’est lui qui a cependant signé tous les plans d’aménagement que j’ai analysés (à l’exception d’un seul signé par M. Morris), et j’ai lu plusieurs de ses écrits. C’est vraiment une honte que son nom soit inconnu dans le monde forestier québécois d’aujourd’hui. Finalement, je souhaite remercier Mme Joane Painchaud, toute récente retraitée de Produits Forestiers Résolu, où j’ai puisé mes données d’archives, pour tous ses efforts à les préserver et à me les faire découvrir!
Excellent texte.
Salutations sincères,
Merci : )
Merci Éric pour ces chroniques si bien écrites sur l’histoire de l’aménagement forestier. On a besoin de retourner en arrière et de constater que du bon travail a déjà été fait. J’ai travaillé pour la Consol pendant plusieurs années et j’avais fait le même constat. J’ajouterai que les plans d’aménagement représentaient le fruit d’un travail réalisé par des gens compétents et passionnés. Je suis impatient de lire tes prochaines chroniques sur le sujet… Merci encore!
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