Regards sur l’histoire de l’aménagement forestier au Québec — 2: le rendement durable… des concessions forestières
La possibilité forestière et le rendement soutenu sont des éléments (presque) incontournables d’un plan d’aménagement forestier (un cas d’exception). Le rendement soutenu a été conceptualisé il y a plus de deux cents ans en Prusse (aujourd’hui l’Allemagne) sur la base d’un objectif très simple: s’assurer de ne jamais manquer de bois. La mise en pratique de ce concept obéit, en théorie, à une logique tout aussi simple: maintenir une récolte constante à perpétuité. Mais voilà, dans la « vraie vie », les choses ne sont pas aussi simples et c’est pourquoi la mise en pratique de ce concept, pourtant théoriquement simple, est l’objet de débats depuis sa naissance.
Que le Bureau du Forestier en chef soit à repenser le concept du rendement soutenu en prévision du 1er avril 2018, au moment où de nouveaux résultats de calculs de la possibilité forestière devraient entrer en vigueur, ne devrait donc pas surprendre en soi. Ce qui surprend un peu plus toutefois, c’est que le rendement soutenu va être tellement repensé qu’il devrait être remplacé par un nouveau concept: le rendement durable. Un point central dans cette décision est la nécessité d’avoir plus de flexibilité dans la récolte, de ne plus être tenu par une récolte constante à perpétuité (pour plus de détails, un compte-rendu d’un Atelier sur le sujet).
Un petit retour dans l’histoire forestière du Québec permettrait, je pense, de donner quelques lumières pour la suite des choses sans avoir à réinventer la roue.
Comme dans ma chronique précédente, je vais centrer l’histoire à laquelle je vais faire référence aux concessions forestières de la Division St-Maurice de la Consolidated Paper Corporation Ltd. Cette Division était, au début des années 1930, composée de dix concessions qui totalisaient un peu plus de 2 millions d’hectares de la région de Lanaudière à celle du Lac St-Jean. Elles ont toutes été révoquées en 1987 (pour éviter de trop me répéter, je vous invite à (re)visiter la précédente chronique pour plus de détails, dont la cartographie).
Le graphique ci-dessous présente le total des possibilités forestières et des récoltes de toutes les concessions de la Division St-Maurice entre 1936 et 1982. Il exprime aussi, visuellement, la philosophie des aménagistes de la Consolidated Paper Corporation Ltd qui, de mon analyse, tenait en deux mots, soit: prévisibilité et flexibilité.
On peut noter que la possibilité forestière fut très stable (prévisible) pendant plus de 30 ans alors que la récolte a, quant à elle, énormément varié. Je ne présente pas le détail par concessions par souci de ne pas alourdir la chronique, mais on y retrouvait cette même logique. Les raisons de cette stabilité furent l’approche très conservatrice des aménagistes vis-à-vis le calcul de la possibilité forestière et une pratique de l’aménagement forestier très proche du terrain. Ce sont là cependant des points que j’aborderai plus en détail dans la troisième chronique de cette série. J’y discuterai aussi des variations des années 1970.
La possibilité forestière exprime un niveau de récolte annuelle, mais, en pratique, les aménagistes de la Consolidated Paper Corporation Ltd l’ont pendant longtemps interprétée comme une valeur moyenne sur une période fixe de 10 ans (note: les années 1970 sont une zone plus « grise »). Si la possibilité forestière à rendement soutenu était calculée sur 70 — 80 ans (temps pour une forêt d’atteindre le stade mature), l’horizon opérationnel était de 10 ans. C’est à cette échelle de temps que les aménagistes de cette compagnie faisaient des bilans entre la récolte et la possibilité forestière pour chaque concession (il y avait aussi des suivis annuels). S’il est arrivé que des concessions aient présenté un bilan décennal négatif (récolte plus importante que la possibilité), le bilan à l’échelle de la Division est toujours resté positif. Au final, entre 1936 et 1982, la Consolidated Paper Corporation Ltd a récolté 57 millions de m3 pour 60 millions de m3 de possibilité forestière dans la Division St-Maurice.
Le gouvernement était pleinement au fait de l’utilisation d’une valeur moyenne pour exprimer la possibilité forestière. Une lettre de 1958 de M. Avila Bédard, sous-ministre au Ministère des Terres et Forêts, fait d’ailleurs explicitement référence à une « valeur moyenne » sur 10 ans dans l’autorisation de la possibilité forestière d’une concession de cette compagnie.
Si on se réfère au fait que la possibilité a eu une tendance à la hausse pendant les 20 ans qui ont suivi la révocation des concessions (précédente chronique), on peut constater que l’idée de récolter au-delà de la possibilité forestière annuelle n’est pas automatiquement synonyme de mauvais aménagement forestier.
En s’inspirant de l’expérience présentée ici, un élément qui apparaît cependant essentiel pour que cette approche fonctionne est de définir a priori une période de référence stricte pour la « valeur moyenne ». Aussi, dans le contexte administratif de l’aménagement forestier d’aujourd’hui au Québec, permettre que la récolte dans une Unité d’aménagement puisse dépasser la possibilité sur ladite période, dans la mesure où le bilan reste positif à l’échelle d’une région, serait une option à considérer.
Jusqu’à quel point devrait-on permettre à la récolte de varier autour de la possibilité? En guise d’élément de réflexion, le graphique ci-dessous présente les résultats d’une compilation de toutes les variations annuelles (positives ou négatives) pour toutes les concessions étudiées (total = 365, aspect technique: une année sans récolte dans une concession fut associée à une variation de 100%). Exprimées en classe de 10%, les variations ont présenté une forme de courbe en « j-inversée » presque parfaite dans laquelle les variations entre 0%-10% se sont avérées individuellement les plus fréquentes.
Comme on peut le noter, la flexibilité dans l’utilisation du rendement soutenu a déjà été présente dans l’histoire forestière du Québec sans que cela nuise à la capacité des futures générations de répondre à leurs besoins (principe du développement durable). Certes, cela ne s’est exprimé qu’en volume de bois, mais c’est ce dont il est fondamentalement question lorsque l’on fait référence au rendement soutenu. Cette flexibilité se combinait de plus à une prévisibilité dans les volumes de bois à récolter, ce qui permettait à la compagnie d’anticiper l’avenir.
La transition du concept de rendement soutenu vers celui de rendement durable risque d’être source de confusion; d’autant plus que le rendement soutenu va continuer à être estimé. Ne serait-il alors pas plus simple d’apporter des éléments de flexibilité à ce dernier comme l’on fait nos prédécesseurs?
Dans ma troisième chronique de cette série, je détaillerai les raisons qui influençaient le calcul de la possibilité chez les aménagistes de la Consolidated Paper Corporation Ltd ainsi que les différences philosophiques entre le calcul à cette époque et aujourd’hui.
Référence supplémentaire:
Une présentation du Forestier en chef touchant au concept de rendement durable.