« Stratégie nationale de production bois » : Qu’est-ce qui pourrait mal tourner ?
Je vais aujourd’hui parler d’un document « vieux » de près d’un an. Les habitués de ce blogue ne s’en surprendront pas : La Forêt à Cœur a toujours été en mode « escargot » lorsqu’il a été question d’actualité forestière 🙂
Le document en question est Stratégie nationale de production bois — Engagé dans la création de richesse. Il fut publié en juin 2018 par le ministère des Forêts de la Faune et des Parcs (MFFP). Cette stratégie a (en résumé) pour principal objectif de créer de la richesse grâce à une offre accrue de bois et avec une plus grande valeur (ex. : de plus gros arbres). Cela en vue d’augmenter les possibilités forestières qui sont en décroissance depuis de nombreuses années.
Un point à souligner ici est qu’il s’agit d’un document de consultation. La politique qui en découlera devrait être publiée en 2019. Pour l’instant, il n’y a aucune indication qu’elle sera retardée suite au changement de gouvernement de l’automne dernier.
Quant à la motivation de revenir sur un document de consultation vieux d’un an, elle tient dans le fait que, dès que j’en ai pris connaissance, des réflexions me sont venues à l’esprit. En 2018, mon énergie était cependant concentrée sur mon livre. Voici donc mes idées et, à défaut de rapidité pour les mettre sur « papier », elles forment à ce jour une de mes plus longues chroniques (avis !).
Investir sur 25 % de sols « incultivables » ?
Un point-clé de cette stratégie, et celui qui a reçu le plus de critiques, est le désir gouvernemental de dédier 25 % des superficies actuellement sous aménagement en forêts publiques en « aires d’intensification de production ligneuse » (AIPL). Entre autres, les groupes environnementaux ont vu dans cette stratégie des risques à la biodiversité alors que des Algonquins ont estimé que cette approche nuirait à leur utilisation traditionnelle du territoire. Quant à moi, j’ai surtout une grande interrogation : « Est-ce justifié d’investir autant sur des sols historiquement classés comme incultivables ? ».
Je vous ramènerai ici au début du siècle dernier alors que la colonisation du Québec battait son plein et que la classification des sols était une des principales missions du tout nouveau Service forestier du ministère des Terres et Forêts (MTF). Cela consistait à séparer scientifiquement les terres favorables à l’agriculture et destinées à la colonisation des terres « incultivables » laissées à la foresterie.
(…) Maintenant que la guerre [1914-18] est terminée, il est certain que nous pouvons espérer davantage de cette industrie [de la pulpe et du papier]. Notre province ne peut compter que sur cette industrie pour la mise en valeur d’une grande partie de son territoire, là où le sol y est incultivable et le climat rigoureux.
– MTF 1918, p. 33
Et,
La superficie des forêts affermées [concessions] est susceptible de varier considérablement. En effet, en vertu de la loi on en détache, au fur et à mesure des besoins de la colonisation, des parcelles assez considérables. Chaque année, de 300 à 500 milles carrés [800 — 1300 km2] environ de forêts, productives de revenus pour la province, sont détachées pour être concédées aux colons. Comme ces forêts sont situées sur les terres les plus fertiles, il s’en suit que la production de nos terrains boisés se trouve, chaque année, diminuée d’autant (…) – MTF 1924, p. 22
En conséquence, l’historique de la colonisation du Québec a eu pour effet que les meilleures terres furent privatisées. Les 25 % de superficies d’AIPL sont des « restes ».
On peut certes améliorer la productivité de ces sols. Il doit aussi y en avoir qui méritent un meilleur qualificatif que « restes » ! Il faut cependant être conscient que de convertir des sols qui ont globalement été classés comme « incultivables » en regard de l’histoire, en fer de lance de notre foresterie industrielle va demander d’énormes efforts financiers soutenus dans le temps. Il y a donc des questions à se poser sur cette stratégie d’investissement. Un regard sur les précédentes initiatives gouvernementales d’intensification de la sylviculture peut donc être éclairant.
Une stratégie « Jour de la marmotte »
Au début des années 1970, le gouvernement mettait en place une politique de révocation graduelle des concessions forestières en vue de reprendre directement en main l’aménagement des forêts. Des études prospectives estimaient que la demande pour les produits du bois allait grandement s’accroître dans les décennies à suivre.
Le gouvernement réalisa cependant que le Québec ne pourrait fournir assez de bois pour profiter pleinement de cette manne économique, même en révoquant les concessions. Il fallait faire plus. Et ce « plus », c’était la sylviculture intensive. Cela dans un contexte où les superficies destinées à la production de bois étaient (déjà) destinées à diminuer…
L’augmentation prévisible des besoins en bois et en espace verts, la compétition accrue dans l’utilisation des superficies boisées et les impératifs économiques de la concurrence sur les marchés des produits dérivés du bois sont autant de raisons qui militent en faveur de l’amélioration de la production forestière québécoise.
(…)
Diverses solutions s’imposent pour combler cet écart entre les besoins et les possibilités de production, à savoir :
– une économie de matière première par une utilisation et une transformation intégrale des bois ;
– une meilleure protection contre les éléments destructeurs [feux, insectes…] ;
– une action au niveau de l’aménagement, notamment sur la rotation des peuplements ;
– une culture intensive de la forêt.Les trois premières solutions méritent d’être retenues, mais leurs effets ont une portée limitée. (…) Sur une période relativement longue, c’est surtout la dernière solution qui s’avère la plus avantageuse pour augmenter la production. — MTF, Livre Blanc 1971, p. 67-69
Et ce n’était pas seulement une volonté gouvernementale.
Lors du congrès annuel de 1970 de la Corporation des Ingénieurs Forestiers du Québec (futur « Ordre »), un représentant de la CIP (Canadian International Paper Company) plaida qu’il fallait passer du « rendement soutenu » au « rendement accru », mais pas n’importe où :
Ce n’est plus suffisant d’ouvrir des forêts éloignées à l’industrie, il faut aussi songer maintenant à augmenter la productivité ligneuse des forêts déjà accessibles en mettant l’accent sur les moins éloignées des centres d’utilisation (…). — p. 54
Dans ce même congrès annuel, ces appels à l’intensification de la sylviculture trouvaient aussi écho chez le consultant forestier Louis-Jean Lussier (ing. f. Ph. D.). Plutôt qu’investir dans des éclaircies commerciales en sapinières qui s’étiraient sur les 60 ans de la révolution d’un peuplement, M. Lussier proposait plutôt une « coupe rase » (à blanc) chaque 25 ou 30 ans pour ensuite stimuler la croissance à l’aide de la fertilisation.
Le 51e congrès annuel (1971) de la Corporation fut quant à lui tenu sous le thème : « 30 années pour construire la forêt de l’an 2000 ». Gilbert Paillé, alors professeur adjoint à l’Université Laval, y plaida qu’il fallait miser sur l’aménagement intensif des meilleurs sites et l’aménagement extensif sur tous les autres.
La crise économique du début des années 1980 et le succès mitigé de la révocation des concessions amenèrent cependant le gouvernement à repenser sa politique forestière, ce qui donna lieu à la Loi sur les Forêts de 1986. Alors sous-ministre, M. Paillé fit logiquement la promotion d’une politique d’augmentation des possibilités forestières basée sur l’intensification de la sylviculture.
Cette notion de rendement annuel est définie dans la loi et elle correspond à ce que doit produire un hectare de forêt si on lui applique les traitements sylvicoles appropriées [sic] de façon à bénéficier immédiatement de l’effet maximal de possibilité compte tenu des caractéristiques biophysiques de la surface traitée. Appliqué [sic] à l’ensemble du territoire forestier public cette notion permet de faire passer la possibilité annuelle de coupe à rendement soutenu en résineux de dix-huit millions de mètres cubes, ce qui correspond à un rendement annuel naturel de 0,85 m3/ha, à un niveau de vingt-six millions de mètres cubes, ce qui implique la réalisation de travaux sylvicoles permettant d’atteindre un rendement annuel de 1,25 m3/ha. – Paillé et Deffrasnes 1988
Sur papier, l’idée était bonne. Il y eut cependant des manquements dans l’exécution. On peut prendre une certaine mesure de ces « manquements » dans un Avis du Forestier en chef intitulé Succès des plantations (2015). Centré sur la période 2008-2013, cet Avis documente en fait nos insuccès dans les suivis de notre effort sylvicole le plus soutenu. Une conséquence directe de ces insuccès s’exprimant par une diminution des rendements attendus à maturité pour nos plantations.
On peut argumenter que pour la période étudiée c’était l’industrie qui était responsable de l’aménagement. Toutefois, comme des fonds publics étaient impliqués, le répondant ultime restait le gouvernement. Aussi, le Forestier en chef spécifiait que :
Malgré l’implantation du nouveau régime forestier en 2013 [aménagiste : le MFFP], les actions correctives pour assurer le succès des plantations ne semblent pas en place pour améliorer la situation dans le futur. – p. 20
La nouvelle politique est encore jeune et va certainement progresser sur plusieurs fronts. Cependant, concernant la stratégie de production de bois, on serait plus encouragé si le document de consultation n’en occultait pas un précédent publié à peine trois ans plus tôt…
Quel Chantier sur la production de bois ?
En février 2015, était publié le rapport Chantier sur la production de bois : le volet économique de la stratégie d’aménagement durable des forêts. Ce rapport avait été commandé par le gouvernement suite au Rendez-vous national sur la forêt de 2013. Il fut le fruit de consultations panquébécoises et du dépôt de plus de quarante mémoires. L’auteur, M. Robert Beauregard, était alors doyen de la Faculté de Foresterie, Géographie et Géomatique de l’Université Laval ainsi que chercheur en transformation du bois. Le résultat fut un solide rapport proposant une démarche claire pour mettre en place une stratégie de production de bois.
En décembre 2015, était publiée la très attendue Stratégie d’Aménagement Durable des Forêts. L’objectif de Doter le Québec d’une stratégie nationale de production de bois était toujours présent, mais il n’y avait aucune référence au rapport de M. Beauregard. C’est le même constat pour l’actuel document de consultation. La source officielle de ce dernier est un Avis du Forestier en chef de décembre 2017 et celui-ci identifie le Forum Innovation Bois de 2016 comme genèse.
En bref, le rapport du Chantier de 2015 et tout l’effort de consultation dont il fut issu ont été « tablettés », voire envoyés aux oubliettes.
L’état de la situation…
Tout cela nous amène à l’état de la situation suivant :
– Depuis près de 50 ans, il y a au Québec un consensus pour non seulement produire plus de bois, mais aussi d’une plus grande qualité.
– Depuis près de 50 ans, les initiatives gouvernementales pour produire plus de bois se sont toutes finies en queue de poisson.
– En 2017, la Vérificatrice générale du Québec déposait un rapport dans lequel elle notait (entre autres) que :
Le MFFP ne sait pas si les investissements sylvicoles des dernières décennies ont donné les résultats escomptés.
Et,
Le MFFP ne sait pas si le prix payé pour les travaux sylvicoles représente le prix du marché.
La Vérificatrice rappelait que dans les dix années précédentes le gouvernement avait investi 2,1 milliards $ en travaux sylvicoles. Les sévères critiques contenues dans ce rapport, s’ajoutant à l’Avis du Forestier en chef sur les plantations de 2015, devaient amener l’Ordre des Ingénieurs Forestiers à réclamer que le ministère renonce à son rôle d’aménagiste.
– En 2019, le gouvernement est de nouveau prêt à se lancer dans un vaste projet de production intensive de bois sur des superficies historiquement classées comme « incultivables »… tout en ayant déjà oublié un rapport sur le sujet produit en 2015.
Pour reprendre une expression anglophone : qu’est-ce qui pourrait mal tourner ? 🤔 (« What could go wrong? »)