« Qu’est-ce qu’un habitat ? » : les tribulations d’une grenouille dans le système judiciaire américain
La grenouille sombre des terriers (Rana sevosa) est sur la liste rouge des espèces les plus menacées d’extinction selon l’UICN (Union pour la Conservation de la Nature). Aux États-Unis, elle a le statut « d’espèce menacée » (endangered) depuis 2001. Il en reste une centaine d’individus au sud de l’État du Mississippi. Historiquement, son aire de répartition incluait l’Alabama et la Louisiane (voir carte plus bas). C’est la disparition de son habitat par une combinaison d’activités humaines (agriculture, urbanisation, foresterie) qui est la cause de sa quasi-disparition.
Ce qui n’aide pas est que cette grenouille a des besoins en habitat très spécifiques. Elle nécessite tout d’abord des forêts ouvertes de pins qui sont régulièrement éclaircies par des feux de surface, favorisant ainsi la présence d’herbacées. Ces dernières lui offrent à la fois les insectes qu’elle recherche comme nourriture ainsi qu’un support pour accrocher ses œufs. De plus, elle a aussi besoin d’étangs intermittents (secs périodiquement) comme lieu de reproduction, car ces derniers sont dépourvus de poissons prédateurs.
Un jugement rendu par la Cour Suprême des États-Unis en novembre dernier vient cependant compliquer les efforts du U.S. Fish and Wildlife Service pour augmenter la population de cette espèce. En cause, une surprenante question de base : « Qu’est-ce qu’un habitat ? »
« Qu’est-ce qu’un habitat ? »
Ce procès a opposé le U.S. Fish and Wildlife Service à la compagnie Weyerhaeuser. À souligner ici que cette dernière n’est plus la « forestière » que l’on a pu connaître. Comme détaillé dans une récente chronique, c’est dorénavant un Real Estate Investment Trust (REIT). Ces derniers sont des outils financiers visant avant tout à maximiser les retombées financières des terrains privés pour les propriétaires, que ce soit par la foresterie ou autres (ex. : développement résidentiel).
En cause : un terrain privé de 625 hectares (1544 acres) appartenant à cette compagnie et ayant été désigné « habitat critique » (critical habitat) par l’organisme gouvernemental. Weyerhaeuser conteste cette désignation, car la grenouille n’est plus présente dans ce territoire depuis 1965 et aujourd’hui l’habitat ne lui est plus favorable. Plutôt que des forêts ouvertes, il s’agit de fait de plantations de pins au couvert bien fermé.
Le U.S. Fish and Wildlife Service considère de son côté que l’habitat pourrait être modifié sans trop d’efforts pour accommoder la grenouille et que l’ensemble du terrain a un excellent potentiel pour l’accueillir à nouveau. De plus, il n’est pas très loin du secteur où se concentre la centaine restante.
Le fait que le U.S. Fish and Wildlife Service ait désigné comme « habitat critique » un territoire inoccupé par l’espèce menacée n’est pas légalement contesté. C’est un droit clairement inscrit dans l’Endangered Species Act et la Cour suprême n’a rien trouvé à y redire. Le problème de base est que dans cette loi, seul « habitat critique » est défini. Pas « habitat ».
Or, comme le fait remarquer la Cour, « critique » est ici un adjectif qui qualifie le nom « habitat ». Conséquemment, pour qu’un territoire sans présence d’une espèce menacée puisse être classé comme « habitat critique », elle juge qu’il faut d’abord qu’il soit « habitat » ! Ce qui n’est pas défini. Pour cette raison, elle a annulé (vacated) les jugements précédents qui avaient tous été en faveur de l’U.S. Fish and Wildlife Service.
À suivre…
Est-ce donc la fin de l’histoire ? Non. La Cour suprême ne s’est de fait pas prononcée sur le fond du dossier. Elle l’a simplement renvoyé à la Cour d’appel qui avait été la dernière à se prononcer sur cet enjeu avec le mandat de définir le mot « habitat ». Si cette dernière devait donner de « l’ouverture » à la définition, la finalité légale de ce dossier pourrait très bien tourner en faveur de la grenouille sombre des sentiers. Mais l’enjeu déborde cette seule espèce menacée.
La loi qui est ainsi débattue, l’Endangered Species Act, est celle qui a pratiquement mis fin aux coupes forestières dans les Forêts nationales pour protéger l’habitat de la chouette tachetée. C’est donc un levier légal écologique très puissant. Mais si la Cour d’appel devait donner une définition restrictive au mot « habitat », c’est toute l’action de cette loi en terrains privés qui serait réduite. Et aux États-Unis, contrairement au Québec, les terrains privés sont très majoritaires.
Pour la petite note, le jugement a eu l’unanimité des 8 juges de la Cour suprême (précision : le 9e poste n’avait pas encore été pourvu).
À suivre… (bis)
Quoique cela touche avant tout des aspects plus administratifs, pour vous donner un portrait complet de cette bataille légale, je me dois de vous parler de son second volet. De fait, ce jugement de la Cour suprême des États-Unis ne sera pas gravé comme une bonne journée dans la mémoire de l’U.S. Fish and Wildlife Service !
Lorsque dans un cas comme celui de la grenouille sombre des sentiers, l’U.S. Fish and Wildlife Service désigne un « habitat critique » sur des terres privées, il doit aussi estimer les coûts que cela engendrera pour les propriétaires et juger si cela est raisonnable (à moins qu’il ne s’agisse d’un cas où l’extinction d’une espèce serait immédiate sans une protection). Dans le cas présent, les coûts ont été estimés à 39 millions $ US et ont été jugés raisonnables par l’organisme gouvernemental. Weyerhaeuser a contesté cette conclusion, le montant qui lui est associé, ainsi que toute la méthodologie qui a encadré le processus.
Sur ces points cependant, l’Endangered Species Act laisse beaucoup de discrétion au U.S. Fish and Wildlife Service et cela a d’ailleurs été confirmé par les différentes Cours… jusqu’à ce que la cause se retrouve devant la Cour suprême.
Ici, je ne rentrerai pas dans les détails, car cela fait appel à de la jurisprudence sur des aspects d’administration fédérale américaine… Ce qui n’est pas ma force ! Ce qui est clair cependant est que, si la Cour suprême a reconnu que l’U.S. Fish and Wildlife Service bénéficiait effectivement d’une grande part discrétionnaire dans ce type de décisions, ce pouvoir n’était pas absolu. Il y a de rares cas où ces décisions sont juridiquement contestables… et c’était le cas ici ! Encore là cependant, la Cour ne s’est pas prononcée sur le fond et a retourné le dossier à la même Cour d’appel qui devra définir ce qu’est un « habitat ».
C’est dire que même si cette Cour d’appel devait établir une définition « d’habitat » qui permettrait de désigner les 625 hectares en débat comme « habitat critique », il y a toujours une option qu’elle juge que l’organisme gouvernemental a erré en concluant que les coûts impliqués pour la compagnie étaient raisonnables. Conséquemment, la désignation ne tiendrait plus !
Reste à voir s’il existera toujours des grenouilles sombres des sentiers lorsque toute cette saga judiciaire sera finie…
Référence additionnelle
« Lithobates sevosus ». C’est le nom officiel de la grenouille sombre des sentiers. Recherchant un nom vernaculaire, je suis tombé sur ce document très pointu intitulé : « Noms Français Standardisés Des Amphibiens Et Des Reptiles d’Amérique Du Nord Au Nord Du Mexique » (2012). M’ayant été bien utile et de nombreux québécois ayant participé à cet effort, je vous le partage 🙂