La Vigilance ou les premiers pas de l’aviation en foresterie
Pour cette reprise automnale, je vais revenir sur une petite découverte faite au début de l’été lors d’une visite au Musée national de l’Aviation et de l’Espace du Canada (Ottawa) et illustrée sur la photo ci-contre. Il s’agit du tout premier avion ayant servi dans la foresterie canadienne (et québécoise par l’occurrence même). Cet hydravion, un Curtiss HS-2L utilisé lors de la Première Guerre mondiale, fut renommé La Vigilance en 1919 en référence à sa nouvelle mission qui allait être de détecter les feux de forêt. C’est à l’initiative de M. Ellwood Wilson, alors Chef forestier de la compagnie Laurentide Corporation Limited que cette première mondiale (dans une optique commerciale) eut lieu en Mauricie. Ce n’était pas le plan initial, mais cette compagnie forestière devint par la suite la première à avoir sa flotte d’avions de brousse ! Petit retour sur cette époque.
Petite histoire dans la grande lutte contre les feux de forêt
Comme nous l’apprend M. Patrick Blanchet dans son livre Feux de forêt — L’histoire d’une guerre (chronique), l’idée originale d’utiliser les avions comme outils de détection des feux de forêt fut d’abord expérimentée au Wisconsin en 1915 (p. 143). Une expérience qui avait alors rendu le Chef du Service de la protection du Québec (M. Hall) très enthousiaste face au potentiel de l’avion dans la lutte contre les feux de forêt. Prenant la « balle au bond » dès 1916, M. Ellwood Wilson proposa, en tant que président de la St. Maurice Forest Protective Association, que cette organisation de lutte contre les feux de forêt intègre l’aviation dans son combat [note : aujourd’hui il n’y a qu’une organisation panquébécoise, la SOPFEU, qui s’occupe de cette lutte]. Toutefois, le contexte de la Première Guerre mondiale rendait difficile l’accès à des avions. Il aura cependant suffi de 4 jours après l’Armistice de 1918 pour que le projet soit remis sur la table.
Grâce à des connexions et un certain flair politique, M. Wilson fut en mesure de mettre la main sur deux Curtiss HS-2L parmi un lot cédé au Canada par les États-Unis suite à la guerre. C’est le 8 juin 1919, date historique (!), que La Vigilance fit son arrivée à Lac-à-la-Tortue (à côté de Grand-Mère). Quoique la saison des feux de forêt était déjà avancée, ce n’est que suite à l’arrivée du frère jumeau de La Vigilance le 23 juin que les Curtiss furent mis à contribution.
Malgré la « fanfare » qui avait accueilli ces avions, il s’avéra cependant que la seule fonction de patrouille contre les feux ne justifiait pas leurs coûts. En conséquence, et malgré le souhait de M. Wilson, l’Association choisit de ne pas donner suite à cette expérience, à tout le moins à temps plein (elle loua les avions ponctuellement).
Pour justifier les coûts d’utilisation des avions, d’autres usages furent testés, soit le transport de matériel et l’inventaire forestier à l’aide de photos aériennes. C’est cette dernière fonction qui permit à M. Wilson de convaincre son patron d’assumer tous les coûts d’utilisation des avions et de créer la Laurentide Air Service. Il discuta de cette expérience dans un article intitulé The Aeroplane and Aerial Photographs in Forestry Work (The Forestry Chronicle, 1928, 4: 25-27). [note : l’article n’est malheureusement pas en libre accès, mais on m’a avisé qu’il est possible d’en obtenir une copie gratuitement sur demande]
Ellwood Wilson et l’expérience de la Laurentide
Dans cet article M. Wilson exprime tout d’abord, avec une pointe d’humour, sa surprise que l’industrie des pâtes et papiers, pourtant très proactive pour développer de nouvelles méthodes de production, ait peu évolué dans ses façons d’estimer les volumes de bois disponibles. D’autant plus que l’aviation et les photos aériennes avaient déjà montré leur grande utilité dans les relevés topographiques ainsi que l’industrie minière (entre autres).
It is alright for us to drink the ale which our great-grandfathers drank (…) but it is a very different thing to carry on the all-important work of protecting and managing our forests by outworn methods.
Il y avait bien sûr la question des coûts, mais comme le soulignait M. Wilson il convenait d’avoir une vision d’ensemble.
Usually the cost per square mile looks large, but when it is analyzed in detail it is found to be much less than the old methods, when the value of the results obtained is taken into consideration.
De fait…
Estimates made from aerial photographs are remarkably close to those made by intensive ground cruises, and the probability is that the former methods are more accurate than the latter. (…) The methods of estimating from the photographs are still in their infancy and with more experience and experiment will greatly increase in accuracy.
En plus des inventaires, M. Wilson présente dans cet article un autre usage développé par la Laurentide : le suivi des coupes. Comme il l’explique :
The man who would profit most by the use of aerial pictures is the executive who controls the wood lands operations, as through their use he can see the conditions of his forests and the progress of his logging operations at a glance, and with his own eyes.
Faisant état de l’expérience qu’ils avaient menée l’année précédente, il note que cela n’avait pris qu’une heure de vol et deux jours supplémentaires pour développer et imprimer les photos afin que ces dernières se retrouvent sur le bureau du responsable des opérations forestières. Une immense amélioration par rapport à la situation où lesdits responsables devaient se fier à des cartes coloriées dont les données étaient souvent périmées ! Considérant de plus qu’un forestier était du vol pour avoir une vue d’ensemble des conditions dans lesquelles s’opéreraient les coupes, pour l’époque c’était ce qui se rapprochait le plus d’un suivi en temps réel.
L’expérience avait de fait été si concluante qu’il était devenu la pratique courante pour la Laurentide de photographier chaque mois tous les secteurs de coupe afin de s’assurer d’un suivi précis des opérations forestières. Et tout cela pour un coût de 2 ¢/corde sur l’ensemble de la saison de récolte !
Nous étions alors en 1928. En 1929 eut lieu le fameux krach boursier. Au début des années 1930, cinq compagnies forestières, dont la Laurentide, fusionnèrent pour donner naissance à la Consolidated Paper Corporation Ltd. M. Wilson ne semble pas avoir poursuivi son travail dans cette nouvelle compagnie. Considérant cependant la grande quantité de photos aériennes que l’on pouvait retrouver dans les archives du bureau de Produits Forestiers Résolu de Grand-Mère fermé en 2014 (chronique), il est clair que la culture d’utiliser des avions pour la foresterie dans la compagnie fusionnée avait survécu à M. Wilson. [note : situé en face de l’usine Laurentide, ce bureau regroupait les archives des cinq compagnies mères de la Consol ainsi que beaucoup de correspondance de M. Wilson]
Éphémérides
Une fois n’est pas coutume, je me limiterai ici à quelques éphémérides pour conclure cette petite histoire.
Je soulignerai tout d’abord que dans mon doctorat j’ai utilisé comme référence un des rapports d’inventaires par photo-interprétation de la Laurentide datant de 1922. Je ne connaissais alors pas toute l’histoire que je viens de vous raconter. Le souvenir que je garde de cette découverte fut un mélange d’admiration et d’amusement (les photos aériennes étaient collées dans le rapport d’inventaire).
Le Curtiss de la photo en entête de la chronique est La Vigilance originale, mais restaurée. Cet avion avait coulé dans un lac en Ontario en 1922 et passa 47 ans sous l’eau avant d’être récupéré et remis en état « présentable ».
L’utilisation de l’avion pour détecter les feux ne fut que sporadique jusque dans les années 1950. C’est finalement dans les années 1960 que les avions supplantèrent irrémédiablement les « tours à feux » pour la détection des incendies (Feux de forêt – L’histoire d’une guerre, p. 149).