La foresterie scientifique : une science d’espoirs… tricentenaires
Pour ce premier dossier de 2017, je vais vous parler de… foresterie 🙂 Plus spécifiquement, je vous présente un compte-rendu du livre Science and hope : a forest history (The White Horse Press, 2013) qui a pour ambition de présenter l’évolution des idées de la foresterie scientifique au cours de son histoire tricentenaire, et ce en moins de 300 pages. Vaste ambition qui aurait facilement pu déraper dans toutes les directions ! Mais au contraire, et assurément c’est là une des grandes qualités de ce livre, les auteurs ont réussi à bâtir un « tout » qui se lit très agréablement.
We tell the story of the hopeful science and trusting art of forestry.
(…)
Foresters have tried to know their forests scientifically for over three centuries and have hoped to apply their knowledge to good effect, even though they could not live to see the sylvan futures they envisioned. (p.1)
Ces extraits de l’introduction illustrent parfaitement la vision et le ton de l’ouvrage : neutre, mais globalement positif, mettant en évidence toute la bonne volonté qui entoure cette science. Toutefois, comme on peut déjà le détecter, ce n’est pas un livre sur le « triomphe » de la foresterie.
C’est « simplement » l’histoire de cette science racontée en cinq grandes ères s’étendant chronologiquement de la deuxième moitié des années 1700 à aujourd’hui, soit : Foundation, Extension, Development, Divergence, Millennium. Ces cinq grandes ères sont couvertes par un total de quinze chapitres de 10-15 pages chacun, des chapitres eux aussi intitulés d’un seul mot… L’esprit de synthèse est une des grandes caractéristiques de ce livre !
Lorsque l’on additionne à cette volonté de synthèse le fait que les auteurs, un australien et une autrichienne, ont donné une grande dimension internationale au livre, certains pourraient anticiper un « tout » trop résumé. S’il s’avère que certains chapitres auraient probablement été dignes d’un livre à eux seuls, c’est dans sa vision d’ensemble que cette œuvre prend cependant toute sa valeur. En plus de documenter les grandes étapes de la foresterie scientifique, ce livre m’apparaît essentiel à quiconque souhaite avoir une perspective historique afin de réfléchir à la place de la foresterie et des forestiers aujourd’hui. Détails…
Du sens de la foresterie « scientifique »
Dans un premier temps, il convient de préciser de quoi il est question lorsque l’on fait référence à la « foresterie scientifique ». Celle-ci serait née le mardi 16 février 1664. C’est précis… scientifique pourrait-on ajouter 🙂
Que s’est-il donc passé d’extraordinaire en cette journée ? L’Anglais John Evelyn présenta Sylva or a discourse on forest trees and the propagation of timber in His Majesties Dominions to the Royal Society.
Je me réfère aux mots des auteurs pour résumer l’importance de ce livre dans l’histoire de la foresterie scientifique : « Nothing before on forestry had ever been as thorough or had the imprimatur of both science and the state. » (p. 3) En fait, on peut encore de nos jours retrouver des rééditions de ce livre.
Pour le contexte historique, la « foresterie » ou plus largement le principe d’aménager des forêts remonte à très loin dans le temps et se retrouvait dans les « commons ». Ce qui change à partir de M. Evelyn, c’est que ce dernier, plutôt que de se baser exclusivement sur des textes classiques (grecs et romains) pour aménager les forêts, se base aussi et surtout sur des expériences personnelles et sur les meilleures pratiques de son époque dans son pays (l’Angleterre). En phase avec le siècle des Lumières qui s’annonçait, cela marqua le coup d’envoi d’une nouvelle science dédiée à l’aménagement rationnel et scientifique des forêts.
À la source des problèmes
Comme je le mentionnais en introduction, là où ce livre est particulièrement utile est qu’il offre une perspective historique qui permet de mieux réfléchir aux problèmes et critiques auxquelles fait face la foresterie scientifique d’aujourd’hui. Pour cela, je présente des citations tirées de l’ère Foundation qui identifient deux des problèmes de « conception » de la foresterie scientifique :
The first conceptual problem was that the forests were never so readily reducible to being wood production farms as might be inferred from the way the foundation science was created. (p.60)
(…)
Overarching all these limitations was the contradiction that lies at the heart of all conservation: unrestrained population and consumption cannot be sustained in a finite world. The foresters’ great hope of eventually sustaining the forest’s yield steadily and for ever was a static concept in an expanding world. (p.61)
Ceci entraînant cela, ces « défauts de conception » sont à la source de ce qui, pour le lecteur, pourrait représenter le chapitre « noir » de la foresterie. Je précise « pour le lecteur », car les auteurs ne posent aucun jugement tout au long du livre (vraiment).
Née en Europe et associée au « pouvoir », la foresterie scientifique a profité de la « propagation » des empires coloniaux européens pour s’étendre à travers le globe. Le chapitre Conquering (p. 93-105), de l’ère Extension, détaille comment cette science a transformé l’usage des forêts dans le monde, très souvent au détriment d’usages plus locaux liés au modèle des commons. Comme ce chapitre suivait celui intitulé Converting (p. 76-92), qui sans être aussi négatif mettait cependant en évidence la perte de biodiversité en Europe qui a découlé de conversions résineuses massives au nom de la foresterie scientifique, le forestier en moi ne pouvait que se sentir mal à l’aise.
Mais il y avait certes un contexte à tout cela et les auteurs prennent le temps de le détailler. Il faut aussi revenir à certains mots-clés de mes citations en introduction, soit : « hopeful science » et « Foresters have tried… ». À aucun moment dans le livre les auteurs ne laissent entendre que les forestiers agissent à mauvais escient. Ils appliquent leur science pour répondre à une certaine « commande » économique, sociale de l’époque… Mais c’est aussi par la science qu’ils rencontrent leur némésis dans les années 1970 : les écologistes.
Némésis et défis du 21e siècle
Dans l’opinion publique les écologistes ont aujourd’hui une aura de « chevalier blanc » face aux forestiers, une image qui se comprend encore mieux avec une perspective historique. Toutefois, pour les auteurs, les forestiers et les écologistes, c’est « bonnet blanc et blanc bonnet ».
Le grand reproche qui est fait à ces derniers est d’avoir été aussi obnubilés par la science que les forestiers non seulement pour les exclure de l’aménagement de certaines forêts, mais aussi les humains au grand complet. À cet égard, et comme dans ma chronique sur les commons, il est fait référence aux faux wilderness américains qui non seulement font abstraction de l’usage historique de ces territoires par les autochtones, mais aussi de la biodiversité qu’ils y avaient créée. Le chapitre spécifiquement consacré au mouvement environnemental s’intitule d’ailleurs Excising (p. 168-182)…
C’était toutefois là seulement le début de l’ère Divergence qui devait voir la foresterie scientifique faire face à un autre défi de taille : les enjeux sociaux. Comme pour les enjeux écologiques, ces derniers avaient toujours été présents sous différentes formes. La différence ici, c’est que les acteurs sociaux (autochtones en particulier) obtiennent des reconnaissances qu’ils n’avaient pas auparavant. Et pour les auteurs, il est clair que c’est là un défi incontournable du 21e siècle tant pour forestiers que les écologistes.
Dans l’ère actuelle, Millennium, les enjeux de réchauffement du climat, de déforestation et de dégradation des forêts ne font qu’ajouter à la complexité de l’équation « rationnelle » de la foresterie scientifique. Le dernier chapitre de cette ère est d’ailleurs logiquement consacré à de grandes interrogations qui sont autant de potentielles remises en question de la foresterie scientifique (prise en compte des paysages humanisés, des connaissances autochtones et locales…).
Malgré ce qui peut apparaître comme une situation sans issues pour la foresterie scientifique, les auteurs concluent cependant sur la même idée d’hopeful science qu’au début.
Conclusion
Contrairement à mes habitudes, je ne développerai pas ici une ligne éditoriale qui aurait pu être un peu longue, respectant aussi à cet égard le livre qui n’en donne aucune. Il n’est cependant pas impossible que les notes éditoriales que j’ai prises ressortent plus tard dans une autre chronique 😉
Comme toujours, mes chroniques « comptes-rendus de livres » me laissent sur un sentiment d’inachevé considérant tous les points d’intérêts (et ils sont nombreux) que j’ai dû laisser de côté pour m’attarder à l’essentiel. Un point de forme que j’ajouterai cependant est que le livre comprend de nombreux encarts présentant de courtes et très intéressantes biographies de personnages qui ont fait l’histoire de la foresterie, donnant ainsi un visage humain à cette science… Ne les « sautez » pas !
Si le public pour ce livre est potentiellement très large, je le verrais particulièrement bien au curriculum des étudiants en foresterie du premier cycle. Ils pourraient ainsi beaucoup mieux comprendre d’où vient la science qu’ils étudient tout en mettant en perspective que nous n’inventons pas grand-chose… C’est là un hommage à nos prédécesseurs et non une critique 🙂
Comme mot de la fin, je tiens à insister sur le côté unique de cet ouvrage qui, malgré son titre, présente une histoire de la foresterie et non de la forêt (a forest history) ! Ni apologie ni réquisitoire, c’est là un livre rare qui présente l’histoire d’une science dans un style très épuré. Bref : ne passez pas à côté !