Atelier sur le rendement durable dans le monde d’Isaac Asimov
Le rendement soutenu n’est pas nouveau dans le monde forestier québécois. Cela fait près d’une centaine d’années qu’il définit la stratégie de base de notre aménagement forestier selon la logique d’une récolte constante à perpétuité. En 1987, le rendement soutenu a même été intégré dans la Loi sur les Forêts. Mais avec la Loi sur l’aménagement durable du territoire forestier entrée en vigueur le 1er avril dernier, un aspect fondamental du rendement soutenu est destiné à changer pour les calculs de la possibilité forestière à partir de 2018: il ne sera plus question de récolte «constante à perpétuité».
Ce changement est en phase avec le fait que l’aménagement écosystémique est au cœur de la nouvelle politique forestière et que ce concept implique d’intégrer un grand nombre de variables (changements climatiques, utilisation diversifiée du milieu forestier, etc.) dans le calcul de la possibilité forestière. Le rendement soutenu étant un concept plutôt «rigide», pour se donner de la flexibilité le Ministère des Ressources naturelles (MRN) a choisi de le faire évoluer pour donner naissance au «rendement durable». Et pour obtenir de l’aide dans sa réflexion pour cette transition, le MRN a tenu à Québec le 1er octobre dernier un Atelier de travail intitulé La possibilité forestière: du rendement soutenu au rendement durable dont je vais vous faire un compte-rendu aujourd’hui.
Certains m’en ont avisé au début de la journée: un compte-rendu pour ce type de rencontre pouvait s’avérer un défi, car un Atelier «de travail», c’est pour travailler! S’il y a eu quelques présentations, elles avaient avant tout pour objectif de donner une base à chacune des trois séances de remue-méninge qui se déroulèrent simultanément aux douze tables de l’Atelier parmi lesquelles étaient dispersés la centaine de participants. Une séance plénière a complété la journée. Si la formule représentait de fait un défi au blogueur que je suis, elle était cependant très intéressante pour le participant que j’étais aussi! Non seulement un Atelier permet de confronter des idées, mais il est aussi fascinant de noter à quel point la dynamique de chaque table peut être différente. J’aurais sacrifié du temps dans les présentations pour pouvoir refaire au moins un atelier avec une autre table!
Chacun des trois ateliers était organisé autour d’une série de questions. L’Atelier 1 a tourné autour du concept du rendement durable («Qu’est-ce que le rendement durable?», «En quoi se différentie-t-il du rendement soutenu?»…). Ce fut certainement l’Atelier le plus animé à notre table, car personne n’avait une idée claire de ce que pouvait être le «rendement durable» et les discussions ont largement débordé le sujet. Considérant toutefois, comme l’a mentionné le Forestier en chef, que le rendement soutenu est destiné à rester une «valeur refuge», je soupçonne que nous sommes partis pour quelques années de confusion dans la définition de ce nouveau concept… Ce ne serait pas la première fois en foresterie!
L’Atelier 2 a représenté, je pense, le cœur de cette journée avec la question «Qu’est-ce qui doit être durable?» Question philosophique s’il en est une et qui pourrait hanter le MRN au-delà de 2018 si l’on se fie au fait qu’elle est d’actualité dans l’aménagement des Forêts nationales américaines depuis plusieurs décennies.
Mais si la question précédente restait au niveau philosophique, les choses sont devenues plus «croustillantes» lorsqu’il a fallu «coter» sur 100 points les éléments qui en étaient ressortis. Les résultats de toutes les tables ont été mis en commun et ce sont les «Activités économiques» qui ont remporté la palme de «ce qui doit être durable» avec 39 points/100 (voir photo ci-dessous pour les détails). La biodiversité (22 points) et les services environnementaux (21 points) ont fini presque à égalité en deuxième position alors que les activités liées au récréotourisme (16 points) et le mode de vie autochtone (1 point) ont fermé la marche. Un palmarès qui, sans surprise, a fait réagir en plénière alors que des représentants de ces deux dernières «activités» sont tour à tour venus mettre des bémols aux résultats de l’Atelier 2.
En introduction, un des hauts responsables du MRN mentionnait que cet exercice représentait une occasion unique pour les participants d’influencer la ministre dans la définition du concept de rendement durable. On peut cependant émettre certains doutes sur la représentativité des résultats obtenus. Et si ces derniers peuvent nourrir la réflexion, il ne faudrait surtout pas qu’ils servent d’imprimatur à une décision.
L’Atelier 3 a tourné autour du calcul de la possibilité forestière comme tel et les résultats de l’Atelier précédent semblaient avoir été anticipés alors qu’une des premières questions demandait «Comment le calcul de la possibilité forestière intervient-il dans la création de la richesse?» Comme les priorités établies à l’Atelier 2 servaient aussi de base de réflexion pour l’Atelier 3, la discussion fut dirigée vers le «comment» le calcul de la possibilité forestière pouvait stimuler l’activité économique de façon durable. Si le rendement soutenu a pour valeur de «sécuriser» l’activité économique au profit des communautés (le débat sur son succès est un autre sujet…), il semble que la logique du rendement durable serait d’être plus proactif.
L’Atelier 3 a probablement fourni les échanges les plus intéressants à notre table. Alors que nous nous étions «éparpillés» dans le premier Atelier et avions rapidement atteint une unanimité dans le deuxième, le troisième a permis de faire valoir différents points de vue sur une base que nous connaissions tous, soit le calcul de la possibilité forestière. Et selon l’adage «la lumière jaillit de la discussion», c’est d’un argument apporté par un de mes confrères lors de ce remue-méninge («La douzaine de personnes qui sont en mesure de faire le calcul de la possibilité forestière au Québec sont ici») que m’est venue ma réflexion d’ensemble sur cette journée.
Je suis un grand amateur d’Isaac Asimov. Cela ne m’empêche cependant pas de trouver parfois sa vision de l’avenir plutôt déprimante. En particulier, une vision récurrente dans ses histoires est celle où les humains ne sont que des exécutants des machines. Les humains nourrissent la machine d’une énorme somme de variables et ils attendent la réponse pour savoir quoi faire. Si la machine ne fonctionne pas, les humains sont démunis. Et à mon grand désarroi, c’est exactement où nous en sommes en aménagement forestier au Québec.
Un nouvel enjeu d’aménagement forestier? Pas de problème, on va créer un modèle et la machine va optimiser le tout. Les verbes «maximiser» et «optimiser», très présents tout au long de la journée, sont devenus des maîtres mots de notre foresterie comme s’il était possible de maximiser ou optimiser la vie. Car il faut comprendre que le calcul de la possibilité forestière, ce n’est pas juste un chiffre, c’est une stratégie «optimisée» en tenant compte d’un grand nombre de variables qui sont destinées à s’accroître avec le rendement durable. Comme si le Saint Graal de la planification parfaite existait. Pourtant, comme l’a fait remarquer Pierre Bernier (chercheur au Service canadien des forêts) en plénière, nous avons très peu d’expérience dans la validation de nos modèles passés. C’est dire que nous fonctionnons avec des outils technologiques très performants que seulement une poignée de personnes maîtrise, mais les résultats sont prédits sur la base d’une très forte dose de foi!
Je ne crois pas qu’il pensait à Isaac Asimov, mais en fin de plénière le Président de l’Ordre des Ingénieurs Forestier du Québec (OIFQ) a parlé de «science-fiction» en référence aux projections sur 150 ans qui sont la base du calcul de la possibilité forestière. Une science-fiction qui est pourtant notre réalité et qui devrait l’inquiéter, car le jour où l’OIFQ sera aboli pour faire place à l’Ordre des Modéliseurs du Québec n’est peut-être pas si loin.